“ Une voix parvient à quelqu'un dans le noir. Imaginer. ”
A bien des titres, la dernière œuvre de Beckett est singulière. Compagnie se présente sous la forme apparente d'une quête de l’identité telle qu'elle est déployée dans la Recherche, la situation du personnage "tu" étant analogue à celle de Marcel, allongé seul dans le noir, se remémorant. Toutefois, non seulement cette quête est un échec, le présent et le passé ne se rejoignant jamais, mais il y a dans ces scènes une dimension certainement parodique.
Parodie de l'autobiographie, de la quête de soi. Parodie de l'introspection psychologique (voir les relations avec les parents, plaisamment évoquées en grossissant le trait jusqu'à la caricature). Compagnie n'est pas l’œuvre d'un vieillard qui aurait soudain décidé de se laisser aller à verser une petite larme nostalgique. Elle est caractérisée par le même humour, la même complexité que tous les textes qui l'ont précédée.
Et pourtant ... Il y a dans "Compagnie" une intensité poétique peut-être inégalée dans l’œuvre de Beckett (seul "Mal vu mal dit" pourrait rivaliser?). Voilà ce qui en fait la singularité. Les moments parodiques sont aussi d'une grande beauté, et il est impossible de faire la part entre l'absurde, le ridicule, et la nostalgie. A la déliquescence et au handicap, thèmes récurrents dans l’œuvre de Beckett, semble répondre une attention à chaque mouvement, chaque détail, pour rendre l'intensité de l'existence.
J'insiste sur le terme d'intensité, car c'est ce qui m'a semblé le plus frappant dans le livre: Beckett arrive à concentrer dans quelques mots toute la beauté d'une existence pourtant marquée par la misère, au sens pascalien. En effet, Compagnie, comme nombre de mes livres préférés apparemment (voir My Antonia), est le récit d'une série de chutes, et dans les souvenirs évoqués sont fréquemment posées des questions qui renvoient de façon plus ou moins détournée ... à Pascal. Il y a certainement une dimension religieuse dans l’œuvre, mais la misère y trouve-t-elle un pendant? Après tout, la trinité que forment La Voix, L'Imaginant et l'Entendeur est vouée à être toujours désunie. Ces instances se poursuivent sans jamais se rejoindre. Par ailleurs, y-a-t-il quelqu' espoir que l'on pourrait lire en creux? Je ne le crois pas, parce que je n'ai lu aucun signe d'une quelconque transcendance dans l’œuvre.
Qu'est-ce donc qui fait la grandeur du texte? La capacité d'imaginer, de penser, de créer de la beauté?
Il n'y a pas de bonne lecture de Beckett; il semble que personne ne soit jamais d'accord. Aussi, j'imagine que vous aurez une tout autre opinion que la mienne si vous croisez le dernier Beckett. Mais je crois que dans tous les cas, cela vaut le coup de tenter l'expérience.
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