Une bonne introduction

La physique quantique est un domaine incontournable pour quiconque étudie sérieusement la philosophie, l'épistémologie et les sciences, de façon autodidacte ou dans le cadre universitaire. Par “physique quantique”, il faut comprendre les divers domaines de la physique, théorique et expérimentale, qui reposent sur les lois et les concepts de la mécanique quantique : physique atomique, physique moléculaire, physique des solides, physique nucléaire, physique des particules.

Jean Bricmont arrive à en parler de façon claire et sérieuse, en plus d'aborder le sujet intelligemment. Tous les sujets sont évoqués d’une très bonne manière : entre exposé technique et questionnement philosophique, les curieux seront servis. Les problématiques de la physique quantique sont passées en revue : le phénomène d’interférence (avec la fameuse expérience des deux trous), la question du déterminisme, le chat de Schrödinger, les variables cachées, le prétendu rôle de l’observateur, la non-localité et l’action à distance, la superposition des états, les mondes multiples, et même une histoire et une contre-histoire de la physique quantique, des développements sur les physiciens contemporains tels que Alain Aspect, Michel Bitbol ou Bernard D’Espagnat, tout est fait pour introduire le lecteur débutant dans cette discipline passionnante.

Il n'expose pas simplement la physique quantique et ses fondements au lecteur profane, il tente aussi une approche qui sort de l'orthodoxie (ce n'est pas très étonnant de la part de Bricmont quand on connaît le personnage), mais rien à voir avec le mysticisme et les pseudosciences liés à la physique quantique qu'il réfute dès le début de l'ouvrage. Il y a d'ailleurs, vers la fin de l'ouvrage, tout un chapitre consacré à l'impact culturel de la physique quantique : pseudosciences, religions, théologie, le marxisme, le positivisme logique, le postmodernisme, etc. Il aborde surtout des questions que les experts jugent trop philosophiques ou métaphysiques, et cherche à comprendre pourquoi est-ce que la physique quantique fonctionne parfaitement.

Ce livre n’est pas un manuel, c’est clairement un livre à thèse qui donne son interprétation des choses et à cet égard, il apporte une plus-value, en sus de la vulgarisation. Bien sûr, c’est au lecteur de faire le travail de recherche à la suite de la lecture de l’ouvrage pour se faire son propre avis. Mais la qualité indéniable du livre c’est qu’il permet d’explorer les différents points de vue et de fournir des bases essentielles au lecteur profane. Pour ce qui est du fond, Jean Bricmont prend à parti de l'interprétation De Broglie-Bohm, qui montre que les particules ont des positions à tout moment et donc des trajectoires, qu’on les observe ou non. Ces positions sont ce qu’on appelle des “variables cachées”, aucun rôle particulier n’est laissé à l’observateur et donc cette théorie est déterministe. La mécanique quantique classique postule que les mouvements des particules sont influencés par des champs.
C’est une théorie assez simplement résumée, elle vient du nom de Louis de Broglie, qui l’abandonne peu après mais qui est redécouverte par David Bohm, développée par John Bell, sur la physique quantique, qui selon Jean Bricmont, résout les mystères qu’on attribue à la discipline. Louis de Broglie a mis en place sa théorie en 1924-1927, c’est-à-dire avant la mécanique quantique standard, associe des ondes aux particules et suggère que les particules peuvent être guidées par des ondes. C’est un parti pris intéressant et peu commun puisque la plupart des spécialistes de quantique sont soit copenhaguiens, c’est-à-dire que la physique quantique ne parle pas de la réalité mais seulement de la connaissance qu’on en a (ça vous rappelle peut-être quelque chose), soit everettiens, du nom de Hugh Everett, qui dit que dans l’interprétation des mondes multiples, un monde différent est créé chaque fois qu’il existe plus d’un effet potentiel sur le plan quantique.

Le plus souvent, on entend deux arguments contre l'interprétation De Broglie-Bohm. D'une part, la violation des inégalités de Bell est censée montrer l'absence de "variables cachées" - ce qui est très subtilement hors de propos, parce que ça ne réfute que la possibilité de variables cachées locales et soumises à causalité - ce qui n'est pas le cas dans la théorie en question. D'autre part, le rasoir d’Ockham "interdirait" de poser un objet supplémentaire (l'onde pilote) obéissant à une équation supplémentaire dans la mesure où ça n'aboutirait à aucune prédiction supplémentaire par rapport aux interprétations classiques ; si l'argument semble juste, il me semble que la simplification de l'épistémologie est une valeur en soi, et si il faut ajouter un objet pour se débarrasser d'un authentique désordre conceptuel, ça peut être un prix correct à payer. On ne peut pas raisonnablement soutenir que les axiomes/postulats de la physique quantique ont un niveau de généralité/conceptualisation adapté à une théorie physique générale, tout comme on ne peut pas nier que De Broglie-Bohm apporte une solution naturelle à la question du passage quantique-classique, entre autres problèmes épistémologiques qui plombent les autres interprétations.

Tous ces points sont abordés avec brio par Jean Bricmont, vous aurez tout le loisir de les découvrir en lisant le livre, et l’aspect hétérodoxe de l’ouvrage est tout à fait plaisant, en partie pour ceux qui souhaitent s’initier.