Philip K. Dick (1928-1982) écrit Confessions d'un barjo (Confessions of a Crap Artist) dans les années 50, alors qu'il a encore dans l'idée de s'imposer sur les rayons littérature mainstream des librairies. Las, qui connaît, même aujourd'hui alors que Dick est parmi les auteurs les plus blockbusterisés de la littérature (Blade Runner, Minority Report, A Scanner Darkly, etc.) son travail d'écrivain, de recherche hors de son genre de prédilection?

Confessions d'un barjo raconte l'histoire de Jack Isidore, le genre de type à collectionner des cailloux et à être persuadé de son importance quand son activité professionnelle consiste à sculpter de vieux pneus et à les repeindre pour le compte d'un vendeur de voitures d'occasion.

Autour de lui, sa soeur Fay, qui a épousé Charley, directeur d'une usine, parce qu'elle le savait capable de subvenir à ses ambitions (une maison onéreuse dans les environs de San Francisco), terriblement vulgaire, et pas vraiment mère quand elle considère ses deux gamines comme des obstacles à ses grasses matinées.

Charley cogne Fay, de temps en temps, quand il a bu un coup de trop et qu'il est temps pour lui de décompresser. On n'est pas sûr de ne pas lui donner raison. Un peu comme quand Stephen Rojack, dans Un rêve américain (1965) de Norman Mailer, étrangle Deborah, sa femme. Il y a d'ailleurs dans ce récit de Dick beaucoup de ce qui fait le genre noir des années 50-60: des personnages qui se détestent et détestent les leurs (ils ont pour cela des raisons), une vie sans rêve, sans ambition; une solitude renforcée par un milieu hostile (la maison, qui représente le rêve américain, prend l'eau avec ses coûts insensés et ses réparations sans fin). On pense d'ailleurs - hors intrigue criminelle - à Dashiell Hammet, Raymond Chandler, et surtout, surtout, à Jim Thompson.

Fay est l'archétype de la femme vampire du roman noir. A la différence de la plupart de ses consœurs, elle est mince et même maigre. Mais Dick insiste sur la grâce de ses déplacements qu'elle tient du fait qu'elle est danseuse. On la sent sexuellement attirante, peut-être parce qu'elle peut se balader en short et soutien-gorge aussi bien qu'en tailleur et talons. Elle mène son entourage par le bout du nez, exige, aboie. Et surtout manipule. Au-delà de la poterie et de la danse, c'est là son grand art, ce qui lui permet d'en faire le moins possible concernant les travaux ménagers qu'elle déteste. Elle exploite son frère, qui gère la maison et les mômes, et se choisit un amant qui pourra subvenir à ses besoins les plus divers quand elle comprend que sa vie conjugale prendra bientôt un virage.

Le titre, en VO comme en VF, place, de fait, Jack Isidore comme personnage principal de ce récit. On s'attend à la vie d'un dingue, et c'est en effet lui qui ouvre la polyphonie. Mais chacun des protagonistes prend la parole à son tour - certain plus représentés que d'autres. De sorte que même d'un point de vue narratif, Jack n'est pas le centre du récit tel qu'on l'entend traditionnellement. En revanche, il est le premier témoin, celui qui regarde un microcosme avancer jusqu'au bord du gouffre - et qu'il poussera, en toute innocence, au grand saut.

Peut-être le choix de ce titre, résolument décalé par rapport au narré, l'est-il beaucoup moins si on l'envisage du point de vue de Dick. Ce gentil barjo ne l'est pas tant que ça, il n'y a qu'à prêter attention à sa syntaxe, à la logique de certaines de ses réflexions, pour s'en rendre compte. Contrairement à sa sœur qui a pourtant fait des études et écoute du classique, il parle plus que correctement et a, dans sa névrose, une démarche d'intellectuel, puisqu'il observe, envisage, émet des hypothèses sur ce qu'il voit. Bien sûr, il est border, avec ses histoires de fin du monde et d'extraterrestres. Mais n'est-on pas là dans un regard humoristique de l'auteur sur lui-même: un type savant mais en marge de ce que le monde (la norme), est capable d'entendre, et qui continue malgré tout de shooter, avec un air de ne pas y toucher dans la moindre fourmilière sociétale qui se présente à lui?

Magnifiquement et logiquement traduit par Janine Hérisson, la grande dame qui est à l'origine (parfois avec son complice Henri Robillot) de la VF des illustres McBain, Westlake, Himes, et fit les grands jours de la Série Noire, ce récit de Dick, ignoré par les lecteurs de S.-F., mérite une réhabilitation que son auteur a souhaité en vain jusqu'à sa mort.

Missdynamite
10
Écrit par

Créée

le 19 juin 2010

Critique lue 796 fois

9 j'aime

6 commentaires

Missdynamite

Écrit par

Critique lue 796 fois

9
6

Du même critique

Watchmen - Les Gardiens
Missdynamite
5

Enfin, Zack...

Zack, what have you done? Pas vu à sa sortie, trop flippée, parce que les Watchmen, comment dire, c'est un peu les apôtres d'une histoire à la croisée de notre passé immédiat, de nos angoisses...

le 16 nov. 2010

31 j'aime

Suite(s) impériale(s)
Missdynamite
7

Je vais pleurer, c'est trop triste

Au summum de son écriture, une maîtrise totale de ellipse, B.E. Ellis balade son lecteur sur cette frontière qui lui est chère entre conscient et inconscient, bien et mal - cette bonne vieille...

le 21 sept. 2010

17 j'aime

1

Épouses et Concubines
Missdynamite
9

Couloirs et Couleurs

Epouses et Concubines (1991) est le film qui donna une envergure internationale au réalisateur Zhang Yimou - celui-là même qui a orchestré les cérémonies d'ouverture et de clôture des J.O. de Pékin...

le 19 juin 2010

17 j'aime

6