Pour ma millième critique sur ce site, je fais la revue de cet ouvrage retraçant l'histoire du Congo, qui allie exposé historique, récit de rencontres, étude anthropologique et essai sur un pays qui depuis son indépendance n'a jamais connu de gouvernement stable, qui en fait se gouverne sans Etat.
Je vais reprendre chapitre par chapitre, sautez à la fin si vous voulez une critique globale.
Introduction
Le livre s'ouvre sur la description de la mer vue du ciel au niveau du delta du Congo, ce fleuve qui donne son identité à un pays hétérogène qui en est le bassin versant. Récit de la rencontre avec papa Nkasi, un Noir qui serait né en 1882 (126 ans). Quelques rappels sur les langues, la géophysique, les changements du nom du pays.
1 - Nouveaux esprits
Chapitre centré sur le dessein, l'aventurisme de Leopold II au Congo, du fait de sa fascination pour Stanley. Une conquête étrange, qui passe par l'achat de concessions, comme une entreprise individuelle, et qui laisse au départ le Congo indépendant. Destin de Disasi Makulo, boy de Stanley.
2 - Une immonde saloperie
Premières infrastructures ruineuses lancées par Leopold II. Pas de contrôle militaire ou d'Etat centralisé, si ce n'est un gouverneur résident. Pillage économique de l'ivoire, puis du caoutchouc, qui tombe à point nommé pour éviter la ruine. Visées expansionnistes vers l'Ouganda mais dérives horribles entraînant les mutilations des mains (les soldats de la Force Publique justifient ainsi l'emploi de leurs balles) : Leopold II, sous pression internationale, doit céder sa propriété privée (bien plus grande que son pays) à l'Etat belge. Les missionnaires de toute confession pallient le manque d'Etat.
3 - "Les Belges nous ont délivrés"
Le Congo devient colonie. Paternalisme médical clouant les Congolais dans leur village. Epidémie de maladie du sommeil. Début de monétarisation. Inventaire des tribus et de leurs préjugés mutuels, sédimentés par De Jonghe dans la "Collection des monographies ethnographiques". Pendant la 1eGM, marche triomphale des troupes belges jusqu'à Tabora, en Tanzanie allemande.
4 - Sous l'emprise de l'angoisse
Fausse impression d'immuabilité dans ce Congo Belge qui écoute Tino Rossi. Kimbanguisme. Les Belges, contrairement aux Anglais et Français, ne laissent pas les Congolais monter dans les cadres, et les déçus de la colonisation sont souvent des recalés du séminaire, le statut de prêtre étant le plus élevé accessible à un Noir. Effondrement économique et retour aux solidarités ancestrales après le krach de 1929. Développement du football sous l'égide du père Raphaël de la Kéthulle.
5 - L'heure rouge de l'engagement.
Confusion après l'invasion de la Belgique en 1940. Opérations héroïques en Ethiopie, au Nigéria, en Egypte, en Palestine et étonnante odyssée d'un hôpital mobile jusqu'en Birmanie. Mais pas d'indépendance après la défaite allemande, même si on en parle : les Congolais doivent d'abord s'élever à un stade supérieur de civilisation. "La philosophie bantoue", de Tempels. A partir de 1952, "carte d'immatriculation" pour les "évolués". Témoignage de Jamais Kolonga.
6 - Bientôt à nous.
1955, un tournant. "Plan de trente ans pour l'émancipation de l'Afrique belge", de Jef Van Bilsen. Surenchère d'un évolué, Kasavubu, qui veut l'indépendance tout de suite, alors qu'il n'y a pas de cadres congolais pour remplacer les Européens. Bataille de manifestes. Tshombé, et les deux partisans d'un Congo unifié, sans régionalisme, Mobutu et Lumumba. 4 janvier 1959, émeute après l'annulation d'un meeting de l'Abako. Précipitation des autorités Belges, qui écoutent les représentants congolais lors d'une Table Ronde et acceptent de donner l'indépendance le 30 juin 1960. Attente messianique de l'indépendance.
7 - Un jeudi de juin
Lors de la passation par le roi Baudouin, diiscours passéiste et virulent de Lumumba sur la lutte anticoloniale. Fièvre et bière.
8 - La lutte pour le trône.
La période qui voit tomber successivement Lumumba, Tshombe, puis Kasavubu, est occupé par la Belgique au niveau du Katanga, voit l'assassinat (ou du moins la mort fort étrange du secrétaire général des Nations Unies, Dag Hammarskjöld, et devient un enjeu brûlant de la guerre froide en Afrique. Le seul qui en tire son épingle du jeu : Mobutu.
9 - Les années électriques.
Les 10 premières années du règne de Mobutu ont laissé le souvenir de la meilleure période post-indépendance, grâce au cours du cuivre élevé, du fait de la guerre du Vietnam. Mobutu, posé en rempart contre le communisme, vit à crédit de la générosité américaine, tout en entretenant des relations cordiales avec Mao, puis Ceaucescu. Le Congo devient le Zaïre, la toponymie est revue, le postnom remplace le prénom ("politique d'authenticité"). Massacre des opposants dans les premières années. MPR (Mouvement populaire de la Révolution). "Zaïrianisation" désastreuse, qui fait fuir les cadres européens. Barrage d'Inga sur le Congo. "Panem et circenses" : chaîne nationale avec "animation politique" et le mythique "rumble in the jungle" Mohammed Ali/Foreman.
10 - Toujours servir.
Ouverture sur Mobutu regardant la chute de Ceaucescu à la télévision. Projets utopiques : fusées orbitales à bas prix depuis le Congo. Chantiers pharaoniques des studios de la chaîne nationale. Déliquescence de l'armée face à l'inflation qui ronge les salaires et encourage les trafics. Guerres du Shaba contre les Tigres Katangais de Nbumba, recours à des troupes internationales. Désillusion de Bumenthal, du FMI, sur les capacités de remboursement du pays. Folie de palais, construction de Gbadolite. Contestation pacifique d'Etienne Tshisekedi. Mouvement de La Sape (Papa Wemba).
11 - L'agonie
Légère démocratisation, Mobutu feignant de rester président honoraire. Conférence démocratique, instabilité ministérielle. 16 février 1992, marche de l'Espoir qui tourne au Carnage, et renforce paradoxalement la conférence. Hyperinflation. Maï-Maï, milices anti-rwandais, au Kivu. Violences ethniques un peu partout. 6 avril 1994, génocide rwandais, afflux massif de réfugiés hutus après l'opération Turquoise. Octobre 96, fondation de l'AFDL de James Kabarebe, proche de Kagame. Marche sur Kinshasa, accueil des habitants comme une armée de libération. Itinéraire de Ruffin Luliba, enfant soldat.
12 - La pitié, c'est quoi ?
Grande guerre africaine (1997-2002), très intriquée et équivalent de notre 1eGM à l'échelle du continent africain. Quelues signes positifs au début du règne de Kabila. Franc congolais. Comités du Pouvoir Populaire et constitution présidentialiste. Kabila mal aimé de son peuple et de la communauté internationale. Un conflit incroyablement passé sous silence : 3 millions de morts depuis 1998 pour le seul Congo, et 8 pays y furent impliqués. Trois phases. Seconde guerre du Congo (1998-2002). Encore une fois, Kabila est sauvé par des troupes étrangères (Angola et Zimbabwe). La guerre, low-tech, ne coûte pas cher et rapporte grâce à l'accaparation des ressources. Ruée vers de nouveaux minerais, à commencer par le coltan. Horreurs, cannibalisme, enfants-soldats.
13 - La bière et la prière.
Visite à Antoine Vumilia, dans la prison de Makal, après l'assassinat de Kabila le 16 janvier 2001. Accord le 17 déc. 2002, période de transition "1+4", encadrée par Kabila, avec foisonnement de micropartis. Création des FARDC. En Ituri, en 2003, génocide miniature. Grande confution.
Troisièem phase : à nouveau différend entre Rwanda et Congo par rapport aux exilés hutus au Kivu. ONGisation perverse et pop de Werrason. Quotidien de Beko, un petit vendeur de cartes prépayées. Panorama des chaînes, notamment évangélistes charismatiques.
14 - La récréation
Pascal Rukengwa, un des membres de la Commission Electorale Indépendante, raconte ses peurs pendant l'organisation des élections de fin juillet 2006. 2e tour en octobre : AMP, coallition autour de Kabila, avec Mobutu junior, Gizenga. Défaite de Bemba, pourchassé par les troupes de Kabila. Etrange nouvelle constitution, qui n'aide pas pour gouverner. Le 21 mars 2007, démonstration violente des soldats de Kabila. Bemba s'enfuit, est arrêté par le TPI. Les parlementaires commencent par faire voter l'augmentation de leur salaire. Rencontre de l'auteur avec Laurent Nkunda, chef du CNDP, armée qui contrôle une partie du Kivu. Il se compare à De Gaulle. Rencontre avec des victimes traumatisées des exactions de ses troupes. Implantation des Chinois, exemple de la chaîne "China Amitié Company". Accord de troc avec la Chine de 2007 : 10 millions de tonnes de cuivre contre dix, puis six millliards d'infrastructure (après pression occidentale). Dédiabolise en partie la vision d'une Chine prédatrice, sans illusion pour le sort des Congolais travaillant pour les Chinois.
15 - WWW.COM
Voyage à Guangzhou, avec des Congolais qui font dans l'import-export en entreprise individuelle. Rencontre avec des expatriés congolais qui voient dans la Chine un eldorado. Irréalité de cette ville mondialisée. "Le nouveau Congo a une autre sonorité, le nouveau Congo chante dans le hall d'arrivée d'un aéroport qui résonne".
Ce livre n'est pas un ouvrage universitaire, et c'est tant mieux. L'auteur mêle adroitement rappel des faits historiques et scènes vivantes d'entretien ou d'anecdotes au sujet de personnes qu'il a rencontrées. Il fourmille de formules saisissantes, qui éclairent intelligemment la spécificité de l'histoire de ce pays qui n'a jamais vraiment connu d'Etat centralisé. II ne fournit pas une vision angélique de ce qu'il décrit. Tout au plus l'ai-je trouvé un peu sévère vis-à-vis de Lumumba et un peu gentil vis-à-vis du Mobutu du début de règne. Mais on sent l'ouvrage mûrement réfléchi, décanté au fil des années, des rencontres, et malgré cela d'une grande facilité à lire. Van Reybrouck explique avoir voulu écrire le livre qu'il aurait aimé pouvoir consulter sur le Congo, et c'est une incontestable réussite.
Ce livre n'a donc pas volé son prix littéraire, ne vous laissez pas décourager par sa longueur, plongez-vous dans ces eaux sombres, comme dans un voyage... au coeur des ténèbres.