Pierre Girard est un auteur suisse un peu oublié que l'on redécouvre grâce à la ténacité de quelques chuchoteurs discrets, mais insistants. Qu'ils en soient remerciés, car voilà un écrivain tout à fait merveilleux. « Connaissez mieux le cœur des femmes » est l'un de ses romans les plus trouvables et il n'a rien de décevant. Il faut dire que le héros, un certain Paterne, à beaucoup pour se décevoir lui-même et tout pour ne pas décevoir le lecteur. Voilà un drôle de gandin qui vit chez tante et oncle à l'âge fort avancé de trente-trois ans et demi, un type qui en dehors des séances de la Société d’Études bibliques ne sort jamais le soir, un type qui existe sur la pointe des pieds tout en espérant qu'une fille lui effleurera un jour la main. Par l'entremise d'un autre oncle un peu toqué, il se libère du joug familial qui le tenaillait un tantinet. Le voilà presque sautillant et dans la nature. Il boit des grogs, croise des jeunes filles sages et affriolantes avec lesquelles il pourrait commencer quelques débuts d'aventures. Lorsque l'une de ses éventuelles conquêtes lui demande à quoi il peut bien penser, il répond d'une voix lugubre : « À des timbres-poste ». Il n'est pas encore vraiment prêt pour l'amour... Avec un tel programme on pourrait imaginer une comédie un peu facile et aigrelette, il n'en est rien. Même s'il reste toujours dans une douce ironie et une distance amusée, Girard ne se moque jamais, il n'est pas là pour nous faire rire sous cape, c'est un vrai mélancolique léger qui aime ses personnages. Aimer ses personnages c'est parfois important...
« Il rentra chez lui, triste à mourir. Rien n'arrivait. Rien n'arriverait jamais. Il sortit de son tiroir un cahier assez épais, relié en basane. C'était le journal de Paterne. Mais depuis huit ans qu'il l'avait acheté, il n'avait rien trouvé à y inscrire. Rien n'était arrivé à Paterne. Aucune Suédoise ne l'avait embrassé en pleurant, dans la rue, le soir, et le quittant, ne lui avait remis un objet doré. Paterne n'avait jamais vu d'accidents, d'incendies, de noyades. Il n'avait jamais été invité au banquet des sapeurs-pompiers, n'avait jamais eu l'occasion de menacer des Espagnols, d'injurier des Portugais... »