Ce roman m' a beaucoup surpris je dois dire . Composé de quatre parties assez distinctes, il tourne autour d'un voyage effectué par un homme d'une trentaine d'années, qui, rongé par une sorte d'angoisse existentielle, et sous le coup d'une lettre de son père, va partir en Sicile à la recherche de sa mère et de ses souvenirs d'enfance.
Ce livre va très vite devenir une sorte de voyage onirique, où la réalité des choses va s'effacer devant une étonnante répétition de menus événements assez brumeux, et où la pose circonspecte du personnage principal rappelle beaucoup celle de K., le protagoniste du Chateau de Kafka. Le livre est d'ailleurs étonnamment moderne dans son ton, et la conversation principale (entre le fils et sa mère, qui compose une importante partie de l'ouvrage) a des accents de théâtre contemporain. Il y a aussi du "En attendant Godot " dans cette histoire, ce qui rend le livre assez a-temporel.
Silvestro, le héros du livre, va d'abord découvrir le train qui va en Sicile, puis le ferry qui le mène à Syracuse. Et ses véhicules contiennent en miniature la société italienne de son temps, avec ses pauvres, ses prolétaires, ses bourgeois et ses inquiétants matons, thuriféraires d'un fascisme qui n'est jamais expressément nommé (on est en 1937, durant la campagne africaine de Mussolini). Puis en Sicile la rencontre avec sa mère va évoquer la présence obsédante de la maladie, de la faim et de la pauvreté. Un portrait plus que sombre donc de la Sicile de son temps.
Vient ensuite une "aventure" que vit Silvestro seul dans la nuit sicilienne, au sein de laquelle il rencontre des figures que je ne peux qu'appeler christiques, tant les allusions sont denses à une douleur partagée par tous "non pour eux-mêmes mais pour le monde offensé". Cette idée du "monde offensé" (fascisme, guerre, oppression) est centrale au roman. Un rémouleur, un écrivain, un tenancier de bar, un certain Ezechiel (hum...) deviennent des saints qui pleurent sur la condition humaine, tandis que le héros et sa classe sociale deviennent des images sublimée d'une compassion quasi -religieuse.
Cette multiplication des personnages religieux , cette licence donnée de devenir un christ personnel, est sans doute l'une des raisons qui font que le Vatican a interdit ce livre en 1942 et a dénoncé son auteur aux fascistes. Quelle honte... Elio Vittorini était d'ailleurs communiste. Il y a un fort beau passage dans un cimetière, complètement hallucinant, où Silvestro rencontrera le fantôme de son frère, image qui nous renvoie assez explicitement au fantôme de Macbeth (Shakespeare revient plusieurs fois dans le roman). Vittorini y dénonce la violence de la guerre, violence qui touche d'abord et avant tout les classes laborieuses de son pays.
Livre dont la lecture est fascinante, qui tisse une ambiance fantasmagorique étonnante, et qui réclame toute votre sagacité pour y trouver votre compte. Je le recommande avec prudence, car il n'est pas aisé, je trouve, et me rappelle la découverte de certains livres de Beckett.