Courtisanes philosophes. Psaphion, courtisane de Smyrne et Hipparchia, histoire galante, est un ouvrage collectif éditant et mettant en rapport les deux courts romans éponymes oubliés du XVIIIe, le premier de Meusnier de Querlon et le second anonyme. L'introduction est très bien faite, et met en évidence les nombreux liens entre ces deux figures de courtisane que sont Psaphion et Hipparchia. La première est un personnage fictif, la seconde fut l'épouse du cynique Cratès de Thèbes, maître de Zénon, fondateur du stoïcisme. Ces deux pseudo-mémoires mettent en scène la figure audacieuse, irréductiblement indépendante, superbe et libre, de la courtisane philosophe (si si, je vous jure), qui ne se contente pas d'un amour, qui sait faire de l'adversité une arme, et qui par sa réflexion et son mode de vie demeure toujours résiliente, et dominée par ses principes philosophiques plus encore que par ses désirs charnels.
Si la qualité littéraire des deux oeuvres est assez limitée, et que la trame est extrêmement énumérative sans qu'une ligne se dessine, sinon le récit des amours des deux femmes pour ce qu'il est, l'intérêt réside, on l'aura compris, dans la peinture des singularités de Psaphion et Hipparchia, permettant ainsi de déconstrure de persistants lieux communs de l'époque. Ainsi, la courtisane n'est pas une femme désirante, c'est une femme désirée : tout le monde la veut, mais elle ne prend pas les hommes pour son plaisir, mais bien pour des motifs purement pécuniaires. Quand elle ne prend pas pour l'argent, elle peut tout aussi bien n'aimer qu'un instant. Et ses sentiments mêmes, s'ils naissent, finissent toujours par s'évanouir à cause d'obstacles matériels. La vision de la sexualité est pragmatique et neuve, bien à rebours d'une vision masculine cherchant à excuser la possession monnayée d'une femme par le plaisir supposé qu'elle en retirerait également. Non, les femmes peuvent ne pas ressentir de plaisir ; et si cela semble évident pour un individu normalement constitué au XXIe siècle, croyez-moi, c'est inenvisageable pour ceux du XVIIIe, ou alors ça devient un problème pathologique (c'est dire à quel point la société fonctionne sur des préjugés masculins).
D'autre part, la courtisane peut, et sait penser. Ce schéma n'est certes pas neuf (il est même très à la mode dans la littérature libertine), mais il est poussé dans ses retranchements ici car l'amour ne dirige pas les actions des deux femmes. C'est leur raison qui les conduit en cas d'extrémité, passé parfois un moment de souffrance : elles parviennent à atteindre le parfait contentement par la réflexion, et parfois par la compagnie d'un homme bon qui justement, n'est pas leur raison de vivre, mais leur compagnon de route, et qui est tempérant, non-passionné, honnête. Cet homme d'ailleurs peut être laid, difforme, sale, et dur : car, autre innovation, le parfait amant (au sens large d'amoureux) n'est pas forcément celui qu'on croit. Ainsi, Hipparchia, en parfaite philosophe cynique, fuit les relations houleuses avec de fougueux étalons qui veulent la retenir prisonnière, et les relations faciles avec de fougueux étalons qui veulent lui imposer une norme sociale hypocrite et brider ses appétits. C'est pourquoi Hipparchia épouse par la "cynogamie" Cratès, qui n'a rien pour lui que sa philosophie, en copulant avec lui sur la place publique d'Athènes (comme des chiens, donc, comme l'indique l'étymologie). Hipparchia blâme ses censeurs et assume une ligne de vie radicale et cohérente - toujours elle abandonnera les fauteurs de troubles pour rester avec Cratès, brut de décoffrage mais intègre, et qu'elle aime pour son cerveau. Le mystérieux auteur construit véritablement une figure fascinante, inspirée des rares données réelles sur le personnage historique, et c'est pourquoi j'ai préféré Hipparchia à Psaphion. En outre, Hipparchia est plus original encore, mieux écrit, moins énumératif, et plus clair dans son fil conducteur, avec une fin mieux ficelée.
Comme le soulignait justement l'introduction, nos deux courtisanes ne sont pas là pour renverser l'ordre établi - et elles ne le peuvent pas, elles sont seules dans un monde d'hommes - mais pour revendiquer et affirmer une indépendance possible, même comme courtisanes censément dépendantes de l'argent de ceux qui les entretiennent. (Je voudrais quand même souligner que, en dépit du titre, Hipparchia n'est pas précisément une courtisane, et je trouve le raccourci fait par les éditeurs un peu grossier, mais passons, admettons que c'en est une par commodité.) Oui, la misère peut forcer à reprendre son commerce sensuel, mais les hommes ne possèdent ni Psaphion ni Hipparchia, car elles n'appartiennent qu'à elles-mêmes, maîtrisent leurs sens, leurs choix, et leurs pensées. Idéalisme ? Ce n'est pas la question. Voyons-y plutôt une réflexion philosophique sur le rapprt entre corps et esprit, sensualité et réflexion. Ces fières courtisanes ne sont pas tant courtisanes que philosophes : c'est la possibilité nouvelle pour des femmes de choisir de faire ce qu'elles veulent de leurs fesses en adéquation avec (et même plus, suivant) leurs convictions les plus profondes. Et ça, mes amis, c'est très moderne.