Karl Jacoby, dont c'est le premier livre que je lis, l'explique dans sa préface : il souhaitait au départ écrire une histoire de la manière dont avaient été créés les grands parcs nationaux aux Etats-Unis. Mais en dépouillant les sources, il s'est rendu compte que revenait perpétuellement un sujet peu traité : les conflits entre l'Etat fédéral et les primo-occupants. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, se développe autour de John Muyr et Gifford Pinchot le courant conservationniste, qui prône la création de réserves dans lesquelles une nature "pure" serait préservée pour mieux gérer les ressources (on craint notamment à l'époque que la déforestation soit synonyme d'assèchement des sols et du climat) et défendre l'identité américaine. Ces conservationnistes prendront systématique de haut les contestations de ceux qui occupaient les réserves, les réduisant au mieux à des fossiles de l'époque des pionniers, marquée par un fort individualisme ne craignant pas de se confronter à la nature, au pire à des dégénérés ruraux de nature foncièrement immorale et mauvaise.


A travers trois exemples, Karl Jacoby démonte ces mythes en essayant de dégager les motivations des primo-occupants, l'incompréhension des autorités et la manière dont l'Etat fédéral, au fonds, parvient toujours à gagner à la fin. Et bien des certitudes volent en éclats.


Le premier exemple est la création de la réserve forestière des Adirondacks, à quelques centaines de kms au nord-ouest de New York. Au départ terrain d'affrontement entre de grandes fortunes new-yorkaises désireuses de se créer de belles réserves de chasse mondaine et les habitants du coin, elle voit les rapports de force changer : les habitants en appellent à l'Etat contre les grandes fortunes, sans se rendre compte au départ que c'est l'Etat qui prend leur place. Les difficultés de contrôle sont nombreuses : ne serait-ce que cartographier les terres férérales qui ne sont pas d'un seul tenant, quand les habitants déplacent volontairement les bornes-repères ; ou avoir une action efficace quand les gardes forestiers sont épiés, menacés. Cela dit des symbioses se forment, l'Etat autorisant des guides locaux à accompagner les chasseurs urbains, guides qui ont une position ambigue, la préservation de la nature étant tout de même leur gagne-pain. Il y a aussi la question des droits d'usage, les locaux ne comprenant pas qu'un arbre mort sur une parcelle est la propriété du propriétaire de ladite parcelle. Et les incompréhensions, les serrages de vis aboutissent parfois à des actes de dépît comme des feux de forêt, amenant la création de miradors.


Le deuxième exemple, emblématique, est la création du parc de Yellowstone, vaste quadrilatère au nord-ouest du Wyoming. Les problématiques seront les mêmes, avec quelques variables : le parc était un territoire de passage pour les Indiens ; des bourgades vont se créer près de certaines entrées du parc, foyers de braconnage et de recherche de bois mort ; surtout, l'intervention de l'Etat fédéral va se militariser, avec le stationnement d'un corps permanent de cavalerie que l'on peut peut-être voir comme un embryon des futurs gardes nationaux qui apparaissent dans les années 1920. Le trafic des animaux sauvages amène les braconniers à faire preuve d'énormément d'ingéniosité, mais contrairement à ce que l'on pourrait penser l'opinion locale est divisée à ce sujet. A noter que l'action des conservationnistes crée parfois des problèmes et montre leur incompréhension de certains phénomènes : les feux de prairie des Indiens, désormais interdits, étaient une aide à la repousse des plantes dans certaines zones ; l'action qui vise à éradiquer les prédateurs du type cougar, panthère etc... va avoir l'effet pervers d'une surpopulation des wapitis et des biches de Virginie. Il est intéressant aussi de voir que les conservationnistes se félicitent de la militarisation du parc, contrairement aux locaux, qui utilisent le registre de la dictature.


Le dernier exemple, le plus touchant, concerne la création du Parc du Grand Canyon. Il concerne cette fois pleinement la manière dont ont été traités les havasupai, une tribu installée dans un bras du canyon, et dont le mode de vie était parfaitement adapté à cet environnement hostile : à la belle saison, les Havasupai cultivent dans leur vallée, et en hiver ils vont sur le plateau au sud, où ils occupent des habitats semi-permanents près des points d'eau, pour faire le plein de gibier et de peau. Surtout, ils comblent les manques avec le commerce qu'ils entretiennent avec d'autres tribus voisines. Cette partie, qui m'a beaucoup rappelé L'automne des Cheyennes de John Ford, montre la lente dégradation de cette tribu, qui malgré son ingéniosité et sa ténacité, perdra en grande partie son mode de vie, les hommes allant loger dans des taudis près des installations du parc afin de travailler comme salariés aux travaux les plus difficiles, tandis que le village d'origine devient réservé aux femmes et aux personnes âgées, qui y maintiennent un peu d'horticulture.


Crimes contre la nature (mauvais titre) est un véritable ouvrage d'historien, fouillé, honnête, nuancé, passionnant. L'auteur a plongé dans les sources et nous ramènent toutes les pépites qu'il a trouvées pour mieux comprendre les enjeux de la création des parcs en termes d'affirmation de l'Etat fédéral, et rappelle dans quel monde mental vivaient ceux qui habitaient ces espaces naturels avant d'avoir à se plier à de nouvelles règles. C'est beau comme de voir un monde mourir, et c'est très intelligent.

zardoz6704
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le 28 août 2022

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