à Kant la suite ?
Quelle énorme déception ! Dans un style pompier et surchargé, Emmanuel Kant survole son sujet sans jamais réussir à accrocher le lecteur. Que dire et penser de cette intrigue minimaliste et des...
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le 30 déc. 2010
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La dernière page tournée, le livre enfin refermé, se pose alors une question qui paraîtra évidente : ai-je donc perdu des dizaines d'heures de ma vie en tentant de lire ce bousin ? Dizaines d'heures qui auraient pu être plus judicieusement utilisées pour batifoler dans les bois ou à végéter sur son lit à disserter mentalement sur le vrai sens de la vie qu'elle est la mienne et qu'y a pas besoin de philosophe conceptuel pour la penser à ma place. Mais il faut bien le reconnaître, Kant se fout pas mal de ma vie singulière, et a encore moins l'intention de m'être d'une quelconque utilité dans quoique que ce soit que je puisse faire au quotidien. Mais il assume : selon le monsieur, point de préjudice plus grand à l'extension d'une connaissance que la volonté d'y trouver de l'utilité. Je comprends, car me revient alors toutes les scènes où j'ai dû inventer une utilité imaginaire à la physique lorsqu'on me demandait «ce que je faisais dans la vie» suivi de «et à quoi ça sert concrètement ?». tmtc bb.
Vous me direz donc : quel intérêt de souffrir le martyr sur 600 pages si ce n'est pour rien en retirer à part le souvenir d’une imbitable prose ? À vrai dire, Manu est fourbe sur ce point. La première critique n'est pas un ensemble plat et incompréhensible comme il en a l'air au premier abord : Kant prépare ici de la baston, et quelle baston ! Toute la métaphysique depuis deux cents ans est au rendez-vous. Mais notre Königsbergeois n'y va pas comme un bourrin (c-à-d «comme un sceptique» ou «comme un Hume».), il prépare ses armes avec une délicatesse et une précision redoutable. Sa manière de s'échauffer, qui doit faire le bonheur des étudiants de philo dont j'ai le plaisir de ne pas faire partie, tient par ailleurs du travail chirurgical. Exemple parmi d'autres, la logique se fait découper successivement en générale, empirique, transcendantale (à évidemment ne surtout pas confondre avec le mot transcendant.), pure etc. Le tout pour que 70% du vocabulaire technique ne serve pas vraiment au cours de l'ouvrage, son existence n'étant justifiée que par la nuance qu'elle apporte aux termes effectivement utilisés. Tout cela constitue le gros morceau de l'Analytique, d'une aridité à faire pâlir son auteur lui-même, qualifiant sa déduction transcendantale (dont je dois avouer ne pas avoir compris encore toute l’étendue.) plus loin dans l'ouvrage de pénible et s'excusant dans Prélogonèmes (un autre bouquin) de ne pas partager la limpidité du style avec Hume.
Mais comme l'on a dit, Manu est fourbe : reprocher la vanité de sa philosophie et de sa technicité est d’une puérilité sans nom car c’est précisément la question de la vanité de la philosophie dont il veut nous parler. L'Analytique n'est que la mise en place d'un majestueux tribunal sur les fondements posés par l'Esthétique transcendantale (première partie du bouquin d’une importance capitale). Le procès en bonne et due forme ne commence que lors de la troisième partie, la Dialectique, et celui-ci a de quoi rendre ahuri le lecteur non averti : la Métaphysique juge la Métaphysique. Quel chef d’accusation ? Précisément de ne servir à rien et de nous enfumer depuis déjà deux siècles dans des raisonnements foireux dignes de la scolastique Aristotélicienne dont on s’était pourtant échappé. Juge et partie, il ne devrait pas y avoir de surprise sur l'issue du verdict. Et pourtant, le lecteur ferme le livre sur un champ de bataille absolument dévasté sur lequel il ne semble apercevoir que mort et désolation. Le «Je pense donc je suis» de Descartes ? Évincé. Les preuves de l'existence de Dieu ? Du vent. L'univers est-il infini ? Peut-on décomposer infiniment la matière ? La cause première du monde ? Libre arbitre ou déterminisme absolu ? Tous subissent le même sort pouvant être résumé en une formule cinglante : il n'est pas de l'ordre de notre faculté de connaître de répondre à ces questions. On pourrait d'ailleurs s'arrêter ici : Kant vient de condamner la métaphysique à mort, et puis c'est fini, grand bien s'en fasse. Allons-donc gambader nu dans les champs de blé avec allégresse pour profiter de la vie maintenant !
Cependant, Emmanuel n'en reste pas là, bien au contraire : c'est même ici qu'il prend son envol. Tel l'Espoir au fond de la boîte de Pandore, la dévastation de ce champ de bataille permet alors d'apercevoir l'horizon caché derrière ces questions. Deux protagonistes essentiels s'étaient distingués dans le procès : la Raison, d'une part, qui est la capacité de concevoir des idées en s'affranchissant totalement des conditions de l'expérience sensible et l'Entendement, d'autre part, qui ne fait au contraire sa petite affaire que si une expérience est possible (c'est, entre autres, le domaine des sciences expérimentales.). Le premier moment du procès, dévastateur, n'était que l'Entendement jugeant la Raison, considérant cette dernière comme une incapable, une moins que rien délirant dans ses fantasmes et qui ne pourra jamais arriver à se décider sur le vrai car elle ne trouvera jamais ses idées exemplifiée dans la nature : vous ne pourrez jamais connaître tout l'univers, pourquoi vous posez-vous la question de son infinité ? Vous ne pourrez jamais tout déterminer par des lois empiriques, pourquoi vous posez-vous la question du déterminisme absolu ? etc. Jusque-là, tout va bien.
Mais le second moment du procès est bien plus intéressant, car c'est le cœur du renversement de situation opéré par Kant : c'est la Raison jugeant l'Entendement. Je n'ai peut-être aucune capacité de légiférer en matière de connaissance et de décider du vrai et du faux sur les objets qui sont les miens, répond-elle, mais vous, Entendement, n'avez aucune capacité de légiférer en matière de pratique! Regardez, étudiez, observez tant qu'il vous plaira la nature et les Hommes, laissez fleurir les sciences, qu'elles soient dures ou humaines, jamais vous ne trouverez là de bien ou de mal. La morale, le droit, la politique et tout ce qui détermine nos actions, jamais vous n'en apercevrez les fondements dans la nature ! Bien au contraire, plus vous augmenterez vos connaissances, plus vous remarquerez un complet déterminisme : psychologique, social, cognitif et que sais-je encore, bref vous ne saurez jamais les raisons qui nous poussent à nous bouger, vous ne ferez que voir des hommes agir de manière nue et vous les étudierez comme du bétail. De tout ce terrain que vous avez dévasté, je ne demande qu'une minuscule chose : la liberté. Si vous me l'enlevez, alors mes actions, mes principes, ma morale, mes convictions politiques n'ont plus de sens. Tout est déterminé, et tout peut être justifié. Si je ne peux vivre en sachant que la liberté existe, puisque vous m’enlevez ce droit, il me faudra pour le moins vivre comme si la liberté existait.
Le coup est alors retentissant et tout est renversé. Là où les sciences semblaient avoir écrasé la philosophie, cette dernière reprend le dessus par le complet isolement de ces premiers à des tâches où l'interprétation de l'action humaine n'a aucune importance. De même qu’il n’existe de morale vraie, il n’y a pas de savoir bon. L'Entendement peut bien concevoir les effets de la morale, du droit, de la politique, de l’art, puis les connaître par l’expérience sensible : elle n'en saisira jamais les fondements. Comble de l'ironie, réfléchir trois secondes sur ces fondements montrent que ces derniers se jouent toujours de l'Entendement, de ses lois naturelles et de sa causalité empirique : si je m'interdis moralement de faire quelque chose, c'est bien que j'aurais tendance à agir ainsi naturellement car, en cas contraire, je n'aurais pas besoin de me l'interdire. Si j'instaure une loi, c'est bien pour empêcher de faire une chose que quelques-uns auraient naturellement tendance à faire etc. Les fins que suit le domaine pratique sont précisément et rigoureusement au-delà de l'expérience. C'est dans l'Idée d'une société où tout le monde serait respectueux, que je m’impose moralement d’être respectueux, quand bien même je ne serais entouré que de gros cons (parfaitement concevables par l'entendement, notons-le.). Notre société entière est mue par des Idées essayant de s’échapper sans cesse d’un cours naturel et la science la plus élaborée que l’on puisse imaginer ne peut les attraper, ayant toujours nécessairement un temps de retard sur ces dernières et ne pouvant les voir qu’une fois réalisées. Le miroir de la Critique met l’Homme face à son impuissance et l’humilie : il est impossible d’entrer dans l’essence des choses et pourtant il lui faut assumer cette incapacité frustrante sans tomber dans l’habituel déni de celle-ci. On peut bien nier la morale car on ne la sent pas dans l'expérience du monde ou bien se restreindre aux faits car il s'agit de la seule chose que l'on voit, l'effet de ce dont on ne parle pas finira par s'exprimer dans des actes : alors seulement on pourra en discuter, et il sera trop tard. On ne guérit pas une myopie en prétendant que le monde est naturellement flou.
Ainsi, sans prétendre avoir saisi l’entièreté du propos du livre (dont la richesse dépasse infiniment le propos de cette bafouille.) et quel que soit notre avis sur la manière dont le sieur Kant a effectivement exploré le domaine pratique (impératif catégorique et co.), la Critique de la raison pure rend néanmoins son verdict final avec une grande clarté lorsqu’on veut bien l’entendre. «En quoi mon existence serait-elle nécessaire ?» se demande la philosophie à elle-même. La réponse est courte et déjà connue de tous : «Pour que les actes humains aient un sens.». (Et ce dans une optique très large : pas seulement notre petite gueule personnelle ou de nos actes individuels, mais bien la totalité de ce qui nous entoure.)
Et rien que pour ce tour de manège rocambolesque dans ce grand huit de la pensée, il me semble que ces dizaines d'heures que je n'ai pas passé à regarder quelques vidéos débiles sur youtube ne m'ont pas été si inutiles.
Créée
le 24 déc. 2016
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