Inspiré de la « Modeste proposition… » de Swift dont il porte un extrait en épigraphe, ce livre de cuisine qu’on qualifiera d’alternative n’en a pas la portée allégorique et politique. Il a par ailleurs le bon goût – si on me passe l’expression – de se tenir éloigné de cet humour pataud qui eût poussé d’autres que Topor à proposer des recettes de gendarmes, de belles-mères, de percepteurs ou de roux – le seul roux que l’on trouve ici est à prendre au sens culinaire. En revanche, le lecteur qui connaît l’entrecôte marchand de vin ou le pâté de campagne découvrira le « steak de marchand de vin » et le « pâté de campagnard ».
Il y a aussi d’autres plats plus salaces, mais qui ne constituent pas l’essentiel du propos. Des entremets.
Je n’aurais probablement pas acheté la Cuisine cannibale si je n’avais pas eu confiance en Topor, ni dans ce rayon du dernier étage d’une de mes librairies où figurent toutes sortes de livres bizarres. (Ce qui va du diptyque Dors et fais pas chierMange et fais pas chier à la Maison des feuilles de Danielewski, en passant par The Big Book of Penis et The Big Book of Breasts, un manuel de taxidermie, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan de Wolfson, le Roti-cochon ou encore Les films que vous ne verrez plus jamais. Il y aurait une liste à faire là-dessus, parce que je cite de mémoire, donc les titres les moins barrés. Bref.) Je parle de confiance parce qu’avec Topor, je sais que le risque est minime de tomber sur un de ces énièmes livres d’humour tels qu’on en trouve par présentoirs entiers au moment des fêtes de fin d’année.
Et en effet, passée l’introduction, où on peut apprendre qu’« Un sujet fumeur est souvent plus sain, et son goût plus fin, qu’un sujet non fumeur. / Certaines maladies, comme le diabète, peuvent être une véritable bénédiction pour le gourmet (cf. les alcooliques et leur savoureuse cirrhose du foie). » (p. 11), introduction où se déploie l’humour noir très pince-sans-rire qui en constitue le fond – de sauce ? – et que l’on retrouvera au théâtre dans le Bébé de Monsieur Laurent, une fois passée cette introduction, donc, on comprend que cette Cuisine cannibale porte clairement sur le langage. En témoignent les noms d’un certain nombre de recettes – « L’innocent dans de beaux draps », « Le gros lard sur le cul », les « Amoureux en désespoir de cause »… – et des formules telles que « Les héritiers ont / MANGÉ / le milliardaire » (p. 16 (plutôt que mangé l’héritage, oui, suivez, bordel)).
Ce caractère parodique, et d’une façon générale la présence de ce que la critique universitaire appelle intertextualité, se fait par moments poésie : on lit « La plus émouvante vieillarde de ma vie, je l’ai mangée sur une terrasse, au bord d’un lac en Amérique du Sud. Le vent chargé d’ail, de menthe et de café qui soufflait de la terre ne parvenait pas à étouffer la saveur de cette vieille-là. Bien des années ont passé depuis ce repas, que rythmait la prière d’un jeune abbé en colère, je ne l’ai pas oublié. » (p. 60) et on a l’impression de lire le récit de voyage d’un anthropologue de retour d’un pays lointain.
Le livre, enrichi d’illustrations de l’auteur, n’est pas bien long. C’est heureux, car au-delà d’une centaine de pages, il eût perdu de son parfum corsé. Et de même que, si on connaît Topor, on saisira au début et à la fin de l’introduction quelques références personnelles, de même la dernière phrase en est presque émouvante : « Quand un homme est arrivé à mon âge, il a le droit de s’asseoir dans la marmite et de cuire ».

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le 22 oct. 2016

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