Culture & société : Un lien à recomposer par Lesleeanna
C’est une erreur fort répandue que de croire que la musique est un langage universel qui serait à même de dépasser toutes les barrières culturelles pour rassembler les peuples. En effet, chaque culture a proposé sa propre définition de ce qu’était la musique. On peut noter que chaque personne qui est venue à la musique de manière autodidacte aura, nous l’avons vu, forgé elle-même sa définition de ce qu’était la musique. C’est nécessairement en fonction de ce que l’on reconnaît comme musique que l’on va se positionner comme public, en effet, une fois que l’on a accepté une définition “ouverte” de la musique, se pose presqu’aussitôt le problème de la valeur de l’art — ici de la musique. Peut-on accorder une valeur objective à une oeuvre d’art ?
Il s’agit là d’un vieux fantasme occidental qui a longtemps — toujours ? — régi les questions esthétiques et a abouti à ces belles dénominations de musique “savante”, par rapport donc à une musique qui serait “ignorante”, de “grande musique” par rapport à une “petite musique”... Il convient ici de rappeler combien les certitudes doivent s’effacer lors d’une recherche vraiment scientifique — à-fortiori si le sujet étudié est d’ordre artistique. En effet, le caractère remarquable d’une oeuvre provient de ses impératifs, de son contexte... Ce n’est que dans un style que l’on peut créer un chef-d’oeuvre. Ou, pour poser la chose de manière ironique, demandons-nous si Jean-Sébastien Bach est un génie en Nouvelle-Guinée ?
Il est difficile de trancher car il faudrait pour ce faire trouver des critères qui soient universels. Nous pouvons rétorquer que les Papous ne font pas de la musique au sens où nous l’entendons mais il sera alors très délicat d’admettre Bach — qui ne considère pas son travail comme une oeuvre de génie mais comme un art artisanal, qui demande application, efforts, qui permet à la fois d’apprendre et d’enseigner, le tout dans l’univers de Dieu — dans la même sphère qu’un John Cage ou un Brian Ferneyhough par exemple. On peut apporter quelques éclaircissements avec Le Baptême du Christ de Verrochio. Celui-ci demanda à son jeune élève Léonard de Vinci de terminer un ange. Nous considérons — à juste titre — qu’il s’agit là d’un chef-d’oeuvre de beauté et de perfection, pourtant, à l’époque, ce fut tout le contraire puisque Léonard était supposé se fondre dans le style de son maître, non l’égaler, encore moins lui faire de l’ombre.
Comparer deux artistes n’a donc aucun sens s’ils ne sont pas issus du même courant. On peut s’interroger sur la suprématie de Bach ou Haendel sur l’oratorio baroque, il semble en revanche beaucoup plus délicat de comparer Pelléas & Mélisande avec le Langen Mandra Wanara — l’opéra javanais que Debussy avait pu entendre lors de l’Exposition universelle de 1889. Sauf à comparer deux esthétiques différentes avant de comparer les œuvres qu’elles ont engendrées, ce qui implique alors de connaître ces esthétiques. Car, une fois encore, il ne s’agit pas d’aboutir à un relativisme absolu mais de savoir de quoi on parle.
Il est certain que voir un tableau, lire un livre ou écouter de la musique est une expérience individuelle qui induit nécessairement de la subjectivité. Mais, sauf à admettre que l’art est totalement subjectif et qu’il n’y a dès lors plus rien à ajouter — le débat se résumant à “j’aime ou j’aime pas” — on peut légitimement se demander s’il est possible de ne pas aimer un grand compositeur. Dans L’Oeuvre d’Art Gérard Genette dit que tout le monde a un jugement subjectif et un intérêt esthétique mais que beaucoup sont incapables de rendre compte de leurs propres références. L’esthéticien agirait ici comme un psychanalyste. Si l’on reprend le postulat d’Arthur Danto : “Comprendre une oeuvre d’art c’est comprendre la métaphore qui est toujours présente” il est possible de déplacer le problème de “j’aime pas” vers “je ne comprends pas”.
Avant de juger un discours politique, une théorie scientifique on essaie tout d’abord de comprendre ce que son auteur veut nous dire mais il semblerait qu’en art cela soit superflu pour beaucoup. Il n’est pas impossible de comparer des œuvres même très éloignées mais à la condition de prendre de nombreuses précautions méthodologiques.
C’est ici que se pose la question d’une universalité, sinon de l’art, tout du moins du jugement esthétique, surtout si on en fait un jugement du goût: un jugement sur une oeuvre d’art peut-il être universellement valable ? Dans La Critique du Jugement Kant affirme que le jugement esthétique, tout en étant subjectif, a “un principe qui détermine, par le sentiment seulement et non par des concepts, mais de manière universellement valable, ce qui plaît ou déplaît” car il existe un “sens commun” qui permet la communicabilité d’un sentiment.
A cette thèse universaliste s’est opposée un relativisme qui fait dépendre le jugement esthétique soit des goûts personnels et d’une subjectivité individuelle, soit de l’influence d’une société déterminée.
Les tendances récentes de la post-modernité renoncent au concept d’universalité, éprouvé comme une neutralisation du caractère singulier, voire provocateur, qui serait essentiel à tout art authentique. Cependant l’esthétique expérimentale a voulu prendre ces positions comme de simples hypothèses à soumettre au contrôle des faits. Ceux-ci ont montré une réalité beaucoup plus complexe que ne le croyaient les universalistes et les relativistes. On a constaté une grande homogénéité des jugements esthétiques chez ceux qui ont un contact ordinaire avec l’art et des connaissances artistiques ou esthétiques poussées — même si leur culture est très éloignée de celle qui a produit les œuvres qui leur sont proposées. Les écarts de jugement se trouvent chez les personnes les moins familiarisées avec l’art et dont les jugements font la plus grande place aux facteurs anesthétiques.
Nous sommes alors en droit de nous demander si la musique est “universelle” puisque, nous l’avons vu, l’esthétique expérimentale a montré une certaine homogénéité des jugements. Peut-on alors en conclure que la musique est un langage universel ? Haydn disait de sa musique : “On comprend ma langue dans le monde entier”. Il paraît difficile de le suivre si par “monde entier” il n’entend pas seulement Occident. En effet, il est peu probable que des Inuits ou des Chinois goûtent facilement sa musique.
C’est qu’ici le débat est nécessairement faussé par un ethnocentrisme qui n’ose dire son nom. De nombreux politiques ou musiciens, en maintes occasions — discours d’ouverture d’un festival par exemple, clament que la musique dépasse les frontières et rapproche les hommes. Ceci serait vraiment merveilleux si dans les faits on ne constatait un “rapprochement” à sens unique. Bien souvent il faut comprendre notre musique est universelle. Car si la musique est universelle cela signifie que les jeux vocaux Inuits, le Gagaku, les musiques Nyanza le sont aussi, ou alors existerait-il des musiques “plus universelles” que d’autre. D’aucuns répondront que la musique occidentale est plus universelle car plus “logique”. Il faudrait tout d’abord le prouver et ensuite qui a décrété que la logique rationnelle était universelle sinon des occidentaux ?
La première musique à avoir connu une diffusion mondiale fut la musique baroque, consécutivement aux grands voyages d’explorations des XV-XVIIIème siècles. Suite à l’arrivée des Européens dans des terres inconnues — Amérique précolombienne notamment — on a même vu le style “dégénérer” en baroque colonial, c’est-à-dire évoluant à l’écart et dans l’ignorance de ce qui se passait en Europe. C’est de cette époque que datent de nombreux témoignages d’Occidentaux sur les musiques extra-européennes et vice-versa. Dès lors que peut-on voir ? La première trace de musique européenne en Chine date du début du XVIIème siècle avec l’arrivée du père Matteo Ricci à Beijing. Les Jésuites nous ont laissé des témoignages sur l’effet produit sur des Chinois par l’exécution de musique baroque :
— “Il se faut après tout que les oreilles européennes soient différentes des nôtres. Vous aimez les choses compliquées, nous nous plaisons dans celles qui sont simples. Vos concerts, surtout s’ils sont un peu longs, sont des exercices violents pour ceux qui les exécutent, et de petits supplices pour ceux qui les écoutent”.
Présenter la musique comme langage universel paraît bien audacieux. Non seulement en termes scientifiques la musique n’est pas un langage, mais, du fait de son caractère éminemment culturel, de ses dimensions esthétiques propres, de la diversité de ses expressions et — plus encore — de la variété des codes qu’elle utilise, elle n’a aucune vocation à l’universalité. N’en déplaise à des idéologues aussi sympathiques et généreux qu’un Yehudi Menuhin par exemple, l’intercompréhension des peuples à travers la musique est une utopie. Les musiques sont l’expression majeure de la différence et de l’identité. C’est ce que nous enseigne la pratique de l’ethnomusicologie. Celui qui fait une musique différente de la vôtre pratique une forme de borborygme musical.
On pourrait dire que l’universalité de la musique dépend de la culture de l’auditeur. Écouter de la musique n’est jamais simple car la musique est par essence un art abstrait. Il faut nécessairement faire un effort et aller à sa rencontre, la difficulté est donc dédoublée lorsque les codes esthétiques qui ont vu naître la musique sont étrangers à l’auditeur.
En revanche le phénomène musical est, quant à lui, universel, sur tous les continents chaque peuple, chaque civilisation, a développé et joué de la musique. Et quand Verdi écrit : “La musique est universelle. Seuls les sots et les formalistes ont inventé les systèmes ! (...) Il n’y a pas de musique italienne, allemande ou turque — mais il y a une MUSIQUE ! Ne m’agacez donc pas avec de telles définitions.” il insiste, en musicien Romantique sur la possibilité pour tout un chacun d’apprécier n’importe quelle musique en ouvrant son cœur.
Certes, il est possible d’apprécier une musique “étrangère”, cela ne veut cependant pas dire que l’on aura pleinement compris le message ou l’intention de son compositeur sans avoir une connaissance du contexte socioculturel qui a vu naître cette musique. Encore une fois tout est question d’ouverture d’esprit et de culture. Car nous ne le répéterons jamais assez : apprécier de la musique nécessite de la part de l’auditeur un effort ainsi qu’une attention certains.
Et, si l’on admet qu’il est manifestement plus difficile, pour un Jésuite vivant au XVIIème siècle d’apprécier des chants Inuits ou un Klavierstucke de Stockhausen qu’un opéra de Purcell, on reconnaîtra bien volontiers que toute musique est avant toute chose le produit d’une époque et d’une culture données. C’est ce qui autorisait Georges Duby à écrire que l’oeuvre d’art n’existe pas au Moyen Âge, il savait que rien n’était plus étranger à l’homme médiéval que notre conception de l’art pour l’art. D’où la nécessité saisir “l’art médiéval” dans sa dimension sociale, idéologique et spirituelle.
A cette difficulté à aimer ou simplement reconnaître l’altérité s’ajoute le phénomène de “distinction” évoqué plus haut par Pierre Bourdieu. En effet, la musique, loin d’adoucir les mœurs, a plutôt tendance à attiser les passions. Il est frappant de constater la “violence” des propos de tout un chacun, la musique est “merveilleuse” ou “horrible” rien n’est plus “distinctif” que la musique ; cela s’explique, nous venons de le dire, par l’importance des facteurs anésthétiques dans les jugements de nombre de personnes.