Dans la nuit Mozambique permet d’alimenter une étrange question : un auteur peut-il rater (à moitié) un livre parce qu’il écrit bien ? J’avais déjà relevé la précision du style de la Mort du roi Tsongor. Celui de ce recueil (au très chouette titre, d’ailleurs) est du même tonneau : propre, impeccable, maîtrisé, en particulier quant au rythme – et à quelque échelle qu’on se place : phrase, paragraphe, section…
Le hic, c’est qu’ici Laurent Gaudé ne semble jouer que là-dessus, en oubliant qu’il a une histoire à raconter. Ce qui finit par éveiller les soupçons : et si, même en termes d’écriture, il n’y avait rien derrière ces magnifiques façades ? Ni personnage à gratter, ni quête de sens, ni mise en question de la fiction, ni véritable travail sur la langue, surtout ? De façon peut-être ironique, un thème commun aux quatre nouvelles est précisément celui-ci : les traces de leur passage que les personnages échouent à laisser.
« Sang négrier », qui glisse doucement dans le fantastique, mêle une forme – les aveux d’une crapule – et un thème – en gros, le sang qui ne part pas, façon lady Macbeth – qui font doublon, sans parvenir à l’angoisse intellectuelle qui marque le bon fantastique, ni à la richesse d’une lady Macbeth. Quant à « Gramercy Park Hotel », l’évocation des ratages artistiques et existentiels de New-yorkais des années 1960 y est plutôt convaincante, mais pourquoi lui avoir joint cette histoire d’agression crapuleuse du narrateur ? Il y a dans ces deux nouvelles beaucoup de détails superflus : un autre problème avec les écrivains qui écrivent bien, c’est qu’ils en font parfois trop.
Du coup, on voit trop bien où ils veulent en venir quand ils abandonnent leur manière. Prenez la fin de « Sang négrier » : « Je vis avec la terreur d’apercevoir un nouveau doigt. Je sais qu’il y en aura encore. Jusqu’à la fin. Je sais. En attendant, la mort ne vient pas. Elle me laisse à mon supplice. Je me demande chaque jour combien de temps cela durera. Je vieillis. De jour en jour, de saison en saison, d’année en année, je vieillis. Atrocement » (p. 37). C’est terrible, ce style qui ralentit jusqu’à immobiliser le temps. À un écrivain moins doué, j’aurais reproché de finir un récit sur de telles redondances. Mais ici, j’ai compris que Gaudé faisait exprès, ce qui – paradoxalement ? – brise le charme.
À ce titre, « Colonel Barbaque », sorte de croisement entre Au cœur des ténèbres et Voyage au bout de la nuit, est sans doute la meilleure nouvelle du recueil, parce que c’est elle qui présente le plus de rugosités.