Incontournable Octobre 2023

"Dans les yeux d'Anna" a été publié une première fois dans sa langue d'origine en 1972, en anglais canadien, avant d'être republié une seconde fois en 2012, puis en 2022. Il aura fallut attendre 1998, puis 1999 pour les version en françaises, par la maison Hurtubise, sous le titre "Joyeux Noël, Anna", faisant de cette version-ci la 3e version dans la langue de Molière. Les illustrations sont celles de la version d'origine, produites par Joan Sandin

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Anna Solden est la benjamine de sa famille et derrière ses frères et sœurs, elle se distingue par sa maladresse et son tempérament difficile. Elle vit de nombreux insuccès à l'école et ne semble avoir que son précieux papa comme allié. Les choses sont appelées à changer en cette année 1935. Les nazis sont au pouvoir, le climat social change et il semble que des gens disparaissent sous d'obscures ordres. La famille allemande commence alors à apprendre l'anglais, pour une possible immigration au Canada. Quand Ernst, le papa d'Anna, reçoit en héritage de son frère son épicerie, cette fois, la famille quitte le pays. Pour Anna comme pour les autres membres de la famille, c'est une terrible nouvelle. Leur arrivé à Toronto, en pleine crise économique, ajoute ç l'inconfort. Néanmoins, il y a une chose qui va changer la donne pour la jeune Anna. Le docteur Schumacher, allemand naturalité canadien, découvre qu'Anna a une vision très mauvaise, qui nécessite d'avoir des lunettes. Elle intègre également une école qui possède une classe spécialisée pour les enfants malvoyants. Avec une approche pédagogique différente, l’enseignante va peu à peu apprivoiser la petite allemande qui rechigne a apprendre l'allemand et s'est convaincu de sa propre incapacité à lire. Avec le temps et au fil des amitiés qui se nouent, le monde d'Anna va changer et avec lui, la perception des membres de sa famille.

Histoire d'une enfant différente à plusieurs égards, avec son "physique ingrat", sa mauvaise vue et son humeur devenu irascible, Anna est le vilain petit canard de sa famille. Une position accentuée par sa scolarité désastreuse et son statut de benjamine. Il faut comprendre qu'à une époque, les aînés avaient une position avantageuse dans la fratrie, occupant plus de place, ayant davantage le droit de parole et récoltant davantage d'importance ( spécialement les aînés garçons). Anna a donc la place de "celle-qui-compte-le-moins". Une triste réalité, s'il en est, mais qui explique peut-être aussi le sentiment protecteur du papa, plus sensible et empathique que les autres membres de la famille. Ernst ( "Ernest") semble avoir comprit que sa fille aussi possède ses forces, qu'elle n'a simplement pas encore exprimées. Et des forces, Anna en possède. Créative, méticuleuse, astucieuse, indépendante et rêveuse, elle se découvrira des habiletés en arts, en lettres et apprendra l'anglais comme les autres Solden. Bien sur, avoir des yeux minimalement efficaces aide beaucoup.

Nous naviguons dans cette histoire de quête d’émancipation à travers des thèmes comme l'immigration, l'adaptation, le compromis et l'esprit de Noël. La famille au complet doit s'adapter à une nouvelle vie, avec les défis que ça implique, surtout quand la situation économique ( l'après crash de 1929) est aussi précaire. Ça vient cependant avec un thème que j'aime beaucoup, celui de la solidarité sociale. Le Dr Schmacher, Mademoiselle Williams ( la prof d'Anna) et les nombreux nouveaux alliés et camarades de classe d'Anna sont du lot. Certaines personnes ont le don de nous écraser, alors que d'autres savent nous tirez vers le haut. Anna se révèle fort bien entourée, ce qui aide assurément à progresser autant sur le plan social que le plan scolaire. Aussi, dans la thématique de Noël, on découvre un élément culturel important: Le sapin de Noël. Et oui, l’emblème incontournable de Noël est d'origine allemande et aujourd'hui, presque tous les canadiens et Québecois ont le leur à l'occasion des fêtes, autant les chrétiens que les laïcs. La question de présents est traitée comme un aspect de réciprocité: les enfants aussi font des cadeaux à leurs parents. En outre, il est question du rassemblement autours de Noël. La famille Solden va donc se retrouver à inviter des personnages qui se retrouveraient seuls autrement, pour le réveillon. J'ai beaucoup aimé cet aspect car historiquement, Noël était une fête de communauté avant de devenir une fête familial sous l’individualisme des élites sociales, en Europe. Noël revêt donc autant une importance pour la cellule familiale que communautaire. On le voit également dans la façon des camarades de classe de mettre la mains à la pâte pour aider Anna, qui se cherchait une idée de cadeau à offrir à ses parents.

Il y a, enfin, toute la dynamique familiale qui était intéressante. Il y a les soucis des parents face à l'avenir de leurs enfants, les rapports parfois conflictuels entre fratrie, la tendance paternaliste ou maternaliste des aînés envers Anna, qui est la plus jeune, mais aussi la moins "apte". La façon de percevoir Anna de la part de Rudi, Gretchen, Fritz et Frieda, va indubitablement changer, mais c'est justement cette évolution qui est intrigante. Jusqu'à la fin ou presque, même quand ils/elles veulent soutenir ou aider Anna, ils et elles se montrent condescendants ou blessants envers elle. Pour les enfants Solden, Anna ne peut rien faire par elle-même, c'est un fait pour eux. Ce qu'on voit, entre autre, c'est que même les bonnes intentions, si elles empêchent la personne de se prendre en mains ou l'emprisonne dans un rôle statique, peuvent nuire.

Le tout est illustré en crayon plomb et le style vieillot convient vraiment bien à cette histoire qui prend place dans les années 30. Il faut dire que les illustrations datent des années 1970, comme le texte d'origine.

Côté plume, ça se lit très bien et il y a une belle présence du registre émotif, surtout celui d'Anna, mais celui des autres personnage est perceptible. Vous trouverez aussi des lignes en allemand, puisque certaines chansons et poèmes sont dans cette langue originalement. La plupart de ces lignes sont traduites. Il y a également un post-face de Katherine Paterson, ajouté dans la version de 2012. Un texte sur l'origine du personnage d'Anna est également fourni à la fin du présent ouvrage, avec en bonus des questions de compréhension de texte toutes prêtes à la fin du roman. Il y en a quinze, certaines avec des sous-questions.

J'ai beaucoup apprécié cette lecture issue de la littérature canadienne anglaise, dont nous avons malheureusement peu de représentants en version francophones, je trouve. Il faut dire qu'elle compétitionne contre les littératures trop accaparantes issues des États-Unis et du Royaume-Unis, qui inondent le marché, même celui de la francophonie. Anna est un personnage atypique, d'abord peu sympathique, mais qui a des enjeux qui expliquent cet état. De petite fille peu confiante et reléguée au rang de boulet familial, elle va devenir une héroïne en bonne et due forme, épaulée de ses alliés, mais cultivant aussi de belles forces. C'est un beau modèle, autant pour les petites filles que les petits garçons. En outre, le roman pose un univers familial, social et communautaire riche, où les handicaps sont mis en lumière. Comme dans la plupart des romans qui survivent au temps, celui-ci a quelque chose d'universel et d'humain, qui interpelle et invite à la réflexion.

Pour un lectorat intermédiaire du troisième cycle primaire et plus, 10-12 ans+.

Shaynning

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