Chapitre 5. Plusieurs amis sont réunis et discutent en buvant un verre. L'un d'eux lance alors l'affirmation que "le bonheur est dans l'instant et nulle part ailleurs". Jouissons du présent. mais un autre ajoute :
"J'y croirais volontiers à vos histoires d'instants s'il n'y avait pas la mémoire..."
Le Haïti de Laurent Gaudé est tout là. Un Haïti qui veut jouir du présent mais qui reste marqué par le passé. Haïti des Duvallier père et fils. Haïti de l'extrême pauvreté. Haïti du père Aristide. Haïti des caves où l'on tabasse à coups de matraques. Haïti des Tontons Macoutes qui viennent chercher des voisins que l'on ne retrouvera jamais.
Tous les personnages du roman ont souffert ou souffrent encore. Ils souffrent d'un passé terrible ou d'un présent affreux.
Mais ils ont choisi de vivre.
Ils ont choisi d'être heureux.
Heureux comme ce groupes d'amis qui se retrouve dans un ancien bordel (au doux nom évocateur de Fessou Verte) où les discussions politiques sont obligatoires et où la joie de vivre est omniprésente.
Tous ont souffert, certes, mais tous laissent derrière eux cette souffrance, car il est essentiel d'aller de l'avant.
Comme Lucine, dont la soeur vient de mourir ; Lucine, qui a passé les dernières années à se sacrifier pour sa sœur et qui décide de s'installer à Port-au-Prince pour savoir ce qu'est la vie.
Comme Saul, ce médecin plus ou moins autoproclamé qui pense que les pauvres des bidonvilles ont plus besoin de lui que les riches des belles villas ; Saul qui se souvient des manifestations dont il était un des guides et qui ont fait fuir Aristide, de ces moments de liesse et de liberté retrouvée, malgré les gangs criminels qui vont prendre le pouvoir en ville.
Le plus bel exemple de cette soif de vie est la cas de Lily, la petite Blanche riche et mourante. Lily qui, dans ses derniers jours, veut enfin sortir du monde aseptisé de l’hôpital de Miami et vient perdre ses dernières forces dans les rues de Port-au-Prince, parce qu'elle veut savoir ce qu'est la vie, parce qu'elle veut mourir en étant entourée de vie, d'hommes vivants, de bruits, de couleurs, de chaleur.
Haïti, c'est la vie malgré la mort. C'est la vie plus forte que la mort.
Et pourtant, Gaudé ne nous cache pas la mort. En plein milieu du roman arrive le grand tremblement de terre de 2010. une fois de plus, les forces de la mort arrivent pour dévaster les habitants de ce paradis. Et une fois de plus, la vie va prendre le dessus.
Là s'installe un autre thème, un thème que l'on a déjà vu chez Gaudé : le travail de deuil. Comme La Porte des Enfers, il s'agit de la frontière entre les morts et les vivants.
Et avec toute son intelligence et toute sa finesse, Gaudé fait appel, une fois de plus, aux mythes et aux religions pour dire ce qu'il a à dire. car après tout, les mythes sont faits pour cela, pour parler aux hommes de leur vie et leur en révéler les secrets.
Dans ce roman, comme dans tous ceux de l'écrivain, le surnaturel est omniprésent, il entoure constamment la vie des hommes. Comme la malédiction qui transforme la famille des Scorta en une tragédie grecque ; comme ce monastère perdu qui nourrit des dieux affamés dans Pour seul cortège ; comme les divinités africaines d'Eldorado. Ici, Gaudé convoque les dieux du vaudou pour parler du travail de deuil, de l'inévitable séparation qui doit se faire entre les vivants et les morts.
A ce titre, le chapitre final est juste exceptionnellement splendide. Avec son écriture poétique et sa faculté à ré-enchanter le monde, Gaudé nous entraîne dans cette danse qui donne son titre au roman. "Il faut danser les morts", dira-t-on. Mais ce n'est pas une danse macabre, c'est une danse de vie. Car la vie ne peut se faire que lorsque l'on est séparé de ses morts, lorsqu'on les laisse derrière nous pour qu'ils ne nous trainent pas comme des boulets.
L'écriture de Gaudé est formidable, comme d'habitude. C'est une écriture maîtrisée, magnifique.
"Elle est là, devant lui, belle de toute sa vie de sueur, sans plainte, sa vie de courage et d'abnégation, et soudain, c'est comme si c'était lui qui avait peur de quelque chose. Elle est tellement belle, à cet instant, Lucine, de la lumière du passé filtré par les errances d’aujourd’hui, alors il dit oui, il prend la valise et l'emmène vers la ville basse où les marchands crient encore pour vendre les derniers poissons du jour."
A la fin de ce roman court (250 pages) mais dense, sensible et intelligent, je ne peux que faire miens les derniers mots du texte :
"c'était magnifique"