Le succès est par essence bien mystérieux. Certains auteurs, en dépit de toutes leurs qualités d’écrivain, mettent des décennies avant de percer et d’obtenir une reconnaissance critique et populaire. Parfois même, bénéficient-ils de la première alors que la seconde se refuse à eux… ou inversement. Dans les cas les plus graves, ils demeureront éternellement dans l’ombre, les plus chanceux finiront alors peut-être par obtenir le titre très convoité d’écrivain maudit (ou d’écrivain culte s’ils ne sont pas nés au XIXème siècle), après leur mort cela va sans dire, ce qui leur fait une belle jambe dans l’au-delà. De toute façon, le public est une maîtresse infidèle aux goûts douteux, surtout lorsqu’il refuse d’accorder ses faveurs à un écrivain talentueux. Notez que chez les connards élitistes, l’inverse est également vrai, puisque le public plébiscite sans cesse des écrivains qui n’ont aucun mérite, ce qui leur fait dire que le public est un con et qu’eux seuls ont raison. Au milieu de cette foire d’empoigne, la critique distribue les bons et les mauvais points, avec une bonne dose de partialité et de mauvaise foi, qu’elle tente pourtant de masquer en se couvrant d’un manteau d’intégrité mâtinée d’objectivité forcée. Pas d’offense, je me compte dans le lot, catégorie “connard élitiste”. Oui bon d’accord, mais quel rapport avec Tom Sweterlitsch ? Euh aucun, il me fallait juste une petite intro qui claque pour présenter le bonhomme. Un écrivain certainement talentueux, mais aussi sans doute chanceux parce qu’après seulement deux romans, salués comme il se doit par une critique dithyrambique, Tom a visiblement tapé dans l’oeil des nababs d’Hollywood, Sony et la Fox ayant posé une option sur chacun d’entre eux. On a vu pire comme démarrage de carrière. Mais n’allez pas croire que je m’apprête à étriller Demain et le jour d’après car ce premier roman de l’auteur américain m’a vraiment séduit par ses qualités formelles et par son ambiance crépusculaire.
Autrefois éditeur et poète, John Dominic Blaxton a été fortement marqué par la mort de sa femme dans l’explosion nucléaire qui détruisit onze ans plus tôt la ville de Pittsburgh. Depuis, il n’est plus que l’ombre de lui-même et erre dans les espaces virtuels de l’Archive, une reconstitution numérique de la ville à laquelle il se connecte pour renouer avec les fantômes du passé. Incapable de tourner la page, il retrouve chaque jour la copie virtuelle de sa femme, la suit dans la rue, les magasins, au travail, la retrouve chaque soir dans ce qui était autrefois leur appartement. Pour gagner sa croûte, John travaille pour une compagnie d’assurance et mène des enquêtes pour que les familles des victimes soient indemnisées. Mais à l’occasion de ses recherches, il découvre le cadavre d’une jeune femme, assassinée dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec l’explosion nucléaire. Sans le savoir, John Dominic vient de mettre le doigt dans une affaire qui va rapidement le dépasser et entraîner des conséquences funestes pour lui comme pour ceux qui vont croiser son chemin.
De Blade Runner à Noir (K.W. Jeter) en passant par Carbone modifié (Richard Morgan) ou plus récemment Gnomon (Nick Harkaway), le mélange polar noir et cyberpunk a très souvent fait bon ménage. Tom Sweterlitsch emprunte cette voie avec un certain talent et l’ambiance techno-poisseuse de son roman en fait en grande partie la réussite. Mais alors que Deckard traversait un Los Angeles en décrépitude, assailli par des stimulations surtout visuelles, dans Demain et le jour d’après, l’humanité a franchi un nouveau cap en se branchant directement sur le flux à l’aide de neurospams. Des interfaces cybernétiques, qui permettent d’être relié en permanence au réseau, d’être assisté à la moindre occasion, mais également de recevoir une quantité de sollicitations publicitaires hallucinante. Un peu comme si on vous avait greffé un flux issu de la fusion de facebook et de TF1 directement sur votre cortex cérébral. Tous vos faits et gestes sont tracés, analysés, profilés et donnent lieu à des annonces et des offres commerciales, qui viennent de manière très intrusive habiller le monde en surimpression. Le plus inquiétant étant que tout ceci est intégré et parfaitement accepté par la population, pire les gens sont volontaires pour se faire spammer à longueur de journée (on me glisse à l’oreillette que tata Janine est également parfaitement volontaire pour offrir son temps de cerveau disponible à TF1). Si le monde de John Dominic Blaxton nous paraît à ce point terrifiant, c’est donc qu’il se révèle bien trop proche du nôtre et nous renvoie une image détestable du chemin que nous empruntons. Cette ambiance crépusculaire, ce spleen infini qui infuse ce livre du début jusqu’à son terme donne tout son cachet au roman et n’est pas sans rappeler, par sa violence et sa crudité, un certain K.W. Jeter, même si pour être honnête, le propos ne va pas ausi loin et se montre nettement moins nihiliste que dans Dr Adder ou bien Noir.
Thriller efficace, Demain et le jour d’après est surtout mené par un personnage à contre-courant, un anti-héros fragile et émouvant, très éloigné des stéréotypes habituels. Ce choix est à mon sens une bénédiction et donne une dimension plus intimiste à une SF qui parfois se veut trop conceptuelle. Cette fois le message n’atteint pas seulement notre cerveau, mais aussi notre cœur et nos émotions. C’est à mon sens l’une des grandes qualités de ce roman que de réussir à concilier les deux, comme avait su le faire Walter Tevis en son temps avec L’homme tombé du ciel.