Demian
7.8
Demian

livre de Hermann Hesse (1919)

Résumé et description : Roman d’initiation, l’homme à la poursuite de lui-même.


L’écrivain annonce dès la préface : « La vie de chaque homme est un chemin vers soi-même, l’essai d’un chemin, l’esquisse d’un sentier ». Aussi l’enjeu est clair : chacun de nous a à se découvrir, à s’avérer en sa singularité ultime, en son projet véritable ; or se découvrir, c’est s’écouter, c’est s’affronter.
Emile Sinclair est un enfant de 10 ans évoluant dans un cadre familial lumineux : des parents bourgeois et aimants, deux jolies sœurs, une belle et grande maison. Ce cadre est idyllique, tout n’y est que beauté, ordre, pureté, amour. Mais le jeune enfant prend progressivement conscience d’un « autre monde » tout opposé : mystérieux, immoral, malsain. Un monde de voleurs, de criminels, d’ivrognes. Un monde dont l’opacité fait rejaillir, par contraste, la blanche candeur du premier. Bientôt, ces deux mondes vont se télescoper. Et Sinclair, l’enfant modèle, va faire l’expérience troublante et structurante du mensonge et de l’avilissement. Il pèche par orgueil, il pèche par souci du collectif, il se vante devant un « dur », « Frantz Kromer », d’un vol qu’il n’a pas commis, et l’autre le tient, l’oblige. Sinclair fait l’expérience du Mal, terrible et absolument troublante pour lui. Alors va se produire une rencontre, la rencontre d’une vie, celle de Max Demian. C’est un nouvel élève, mais il n’a rien d’un enfant, il ne ressemble pas aux autres. Il tient de l’adulte ; mais il tient aussi du sage. En tant qu’il tient du premier, il sort Sinclair (en qui il voit très vite un ami) de son mauvais pas avec Kromer ; en tant qu’il est le second, il va prophétiser, tel un juvénile surhomme nietzschéen, la transmutation des valeurs, le culte d’Abraxas, élément divin et démoniaque. L’idée est assez simple : la religion et la morale portent nécessairement l’inscription de l’altérité, le sceau de l’extérieur et du passé. Penserais-je et me comporterais-je un jour non plus par et comme les autres, mais selon toute ma singularité ? Le vrai péché, c’est de s’éloigner de soi-même. Au contact de Demian, Sinclair se (trans)forme, et, certes non sans lutte, il entame le chemin de la découverte de soi et d’une véritable conversion, de la débauche au mysticisme, du désir sexuel à l’adoration spirituelle, du conflit avec soi et avec le monde à l’ultime réconciliation. Les deux amis ne se quitteront plus, unissant leurs voix au cri de l’indépendance qui, fondamentalement, appelle et porte un lendemain.


Une interprétation : les affres de l’individualité, de la singularité.


Ce livre est indéniablement un roman d’initiation spirituelle, fortement teinté, inspiré de Nietzsche. Le contexte d’écriture est important : la première guerre mondiale a eu lieu ; il convient de réinventer des valeurs, la teneur mortifère de la morale ambiante étant suffisamment avérée. Hesse a une conception téléologique et assez anthropocentrée de la nature : la nature poursuit un but, celui que l’homme parvienne à la découverte de soi. Toute l’humanité sert une destinée, mais quelques hommes seulement comprennent que l’âme est essentiellement participation à la création perpétuelle de l’univers, et réussissent à se faire véritables créateurs. D’ailleurs, seuls ces derniers peuvent véritablement être dit « hommes », mais d’une façon qui ne soit pas seulement nominale, et cela parce qu’on s’avère être « homme » uniquement quand on se connait comme porteur du monde.
Le but de cet homme au sens fort doit être le surhomme. Il n’est pas seulement l’héritier, c'est-à-dire celui qui saisit l’immense patrimoine humain dont il est dépositaire ; il est aussi et surtout le créateur indépendant, celui qui maîtrise et transcende le patrimoine qui le porte.
Or, c’est précisément cette dimension qui s’offre à problématisation. Dans quelle mesure un tel patrimoine se laisse-t-il maîtriser ? Comment penser une identité et une liberté propres au travers des réseaux de déterminations qui nous traversent ?
Pour dire les choses simplement, Hesse me semble tomber dans une apologie du « je » vraiment ambigüe. Il exhorte à la sortie du « troupeau », imitatif, qui se laisse conduire par les autres et leur moralité. Mais cette prétention a-t-elle ses moyens dans le repli intérieur prescrit ? Je ne le crois pas, et je ne crois pas à un « monde intérieur » brut, authentique, pur de toute détermination et de tout rapport à l’autre. Au contraire, je comprends plutôt que chaque homme est essentiellement « traversé », la subjectivité ou l’identité s’élaborant, se façonnant au gré du collectif. Ce qui ne veut pas dire (ce qui serait l’excès inverse), que chacun est esclave, fatalement et absolument constitué par les autres. Chacun dispose d’une certaine marge de manœuvre en comprenant les déterminations qui le traversent, mais nous ne commençons rien absolument, de même qu’on ne veut, qu’on ne désire, qu’on n’imagine que dans le cadre d’une certaine matrice (temporelle, spatiale, culturelle etc.), parce que chacun de nous est « situé ». Or Hesse nous présente un Sainclair se découvrant par l’accès à son être propre, une intériorité pure et essentielle. Sinclair, très rêveur (influence de la psychanalyse sur l’écrivain), dit notamment qu’à la différence des autres hommes, des hommes du commun, il vit dans des rêves qui sont personnels. Ces rêves reflètent une intériorité unique assumée. Cette intériorité dessine une destinée propre, et ce que l’homme peut faire de mieux, c’est de conformer son vouloir, son désir à cette mission. Le seul vrai but, c’est d’épouser sa propre destinée, c’est de concentrer en soi-même tout vouloir et de ne vouloir que soi.
Mais, sans doute trop théorique (déterministe ?), je ne sais véritablement quel est ce « soi », et je ne peux m’empêcher de penser que ce n’est pas sans facilité fautive et illusion que Sinclair, assumant sa destinée, contemple, détaché, le jeu mécanique et uniforme de pantins qui désavouent la leur.
Sinclair nous fait comprendre qu’épouser sa destinée, unique, c’est révéler d’autres possibilités de vie. L’idée est belle et assez profonde autant que subversive. Et cependant, il ne me semble pas que ce soit là l’affaire d’une Intériorité, d’une Subjectivité détachée. Se détacher, nier, s’opposer, me semble faire changer le contenu de la détermination, non sa nature. Je comprends une intériorité toujours-déjà travaillée. Je comprends chaque homme comme un réseau de déterminations multiples et complexes ; je comprends chaque homme comme conscience, et comme pouvant incarner de nouveaux possibles résultant de l’intégration consciente des déterminations qui nous traversent.
J’opposerais ainsi à la mission de « devenir entièrement soi-même » la conception d’un soi-même résolument devenir et travaillé.
Hesse préface : « Nous pouvons nous comprendre les uns les autres, mais personne n’est expliqué que par lui-même » ; je crois que les termes doivent être inversés, si Hesse entend l’explication comme analyse : « Nous pouvons nous expliquer les uns [par] les autres, mais personne n’est compris que par lui-même ».

Kevin-1677
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le 19 janv. 2017

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