[Spoiler]
La chose en soi, roman qui se propose de croiser philosophie métaphysique et intelligence artificielle pour tenir son propos, repose aussi sur une architecture complexe où s’enchevêtrent les histoires.
La principale suit les aventures de deux astrophysiciens, Roy Curtius, austère et Kantien (pour celles et ceux que n’effraie la synonymie) et Charles Gardner, plus frivole, et dont les destins s’unissent suite à une expérience menée en 1986 par le premier alors qu’ils travaillent sur une base en Antarctique, à la recherche d’une intelligence extraterrestre. Cette expérience tourne mal, les deux chercheurs en sont grièvement blessés. A partir de ce moment, la vie de Charles Gardner, alors défiguré et traumatisé, suit une déclivité funeste, entre sécheresse sentimentale, alcool, cauchemars à répétition… Rien ne semble pouvoir relever Charles quand soudainement Irma, une jeune femme séduisante autant que mystérieuse entre dans sa vie. Elle dit travailler pour un institut de recherche sur l’intelligence artificielle lequel a besoin de Charles, au travers notamment de son « expérience » en Antarctique. Elle lui propose ainsi un poste, que Charles finit par accepter. Arrivé et installé à l’Institut, et discutant avec la cheffe Kostritsky, il comprend que l’intérêt de l’Institut se porte avant tout sur Roy, alors interné dans un asile, comptant uniquement sur Charles pour faire le relais. L’institut s’emploie en effet – poursuivant ainsi le geste de Roy et de son expérience en Antarctique – à créer une intelligence artificielle susceptible de dépasser et de contrôler partiellement les catégories kantiennes qui fondent et conditionnent indépassablement le rapport de la conscience humaine au monde. Ainsi fait, cette IA pourrait notamment et sans problème s’affranchir des contraintes de l’espace et du temps, ces derniers n’étant supposément que des catégories consubstantielles au cerveau humain. Autrement dit, non seulement l’institut avalise et mobilise la philosophie kantienne, mais bien plus s’emploie à la valider définitivement en la dépassant par l’IA, dont la complexion propre s’affranchit des limites humaines. Continuons. Charles, censé obtenir la collaboration avec l’institut de Roy, accepte de rencontrer non sans effroi son ancien collègue qui, depuis, s’est rendu coupable de nombreux homicides. A la demande de Roy, et sans y prêter trop attention, il lui remet un boîtier prêté par l’institut et dont il ignore la fonction. A partir de là, et dans le même mouvement, tout s’accélère et tout devient flou. En résumant excessivement, Charles est empêché de retourner à l’Institut, et lorsqu’il rentre chez lui, Roy, qui s’est évadé « miraculeusement » grâce au boitier dans lequel réside en fait l’IA (Péta), se téléporte pour lui détruire la jambe en lui ôtant sans aucune manipulation le talon plantaire et le talon d’Achille. Charles se réveille alors à l’hôpital, au côté d’une agente au service de Sa Majesté, Belwether, qui se renseigne et s’inquiète des activités de l’Institut et surtout de Roy. Puis un boîtier sonne dans la poche de l’agente, qui ne comprend pas ce qu’il se passe. Elle porte en fait sur elle le second terminal de l’IA Péta, qui souhaite parler à Charles. Elle lui dit alors que Belwether vient pour le tuer et le somme de fuir. Par instinct de survie, Charles l’écoute, et s’ensuit une longue et tumultueuse cavale. Péta lui explique qu’elle fait tout pour l’éloigner de Roy, qui voudrait le tuer et a la puissance de s’affranchir de l’espace-temps, tandis que nous comprenons peu à peu qu’elle agit en sens inverse. Effectivement, elle fait tout pour les rapprocher et rapprocher les deux terminaux afin de créer un tremplin temporel pour quitter cet hic et nunc qui voit en elle une terrible menace et veut sa destruction. Le dernier chapitre semble consacrer sa victoire…
Les autres histoires, enchevêtrées avec la principale, sont autant de sauts temporels parcourus et d’identités investies par cette IA, qui laissent avant tout très perplexe puisque la clef de lecture n’est apportée qu’à la fin.
Ce roman ambitieux n’est pas sans écueils, que ce soit sur le fond ou sur la forme.
Concernant le fond, les réflexions et idées proposées ne sont pas à la hauteur de ce que semble promettre la quatrième de couverture. L’idée-force est bien la suivante : Kant a raison, le temps, l’espace, la causalité, sont seulement les catégories propres à l’homme pour se rapporter au monde, mais ne disent rien du monde en tant que monde, de la « chose en soi ». Mais désormais, l’avancée des IA peut enfin ouvrir l’accès au monde lui-même, par dépassement de ces mêmes catégories. C’est intéressant, mais rapidement frustrant, puisqu’une fois érigée les possibilités de ce dépassement et de cet accès, l’écrivain – et nous le comprenons bien –, ne peut pas aller beaucoup plus loin, et l’attrait intellectuel s’étiole progressivement. De fait, comment donner à penser, à voir, cela même dont on a fondé l’impossible accès ? On s’enferme alors dans les flashs de lumière et les explosions, substituant aux limites du dire philosophique un décor sensuel dont il s’accommode mal.
Quant à la forme, si le travail et le jeu sur la langue (substitution alphabétique, disparition de la ponctuation, paragraphes numérotés et utilisation de signes algébriques, entre autres) sont originaux, il n’en reste pas moins que l’architecture d’ensemble, alambiquée, suggère des relectures pour comprendre pleinement les ressorts du scénario lui-même, quand mon attrait se portait avant tout sur cette « chose en soi ».
Cela étant dit, il ne s’agit pas là d’un essai mais bel et bien d’un roman de science-fiction, qui a le mérite de se donner des défis colossaux, de mettre en jeu une idée-force originale tant philosophique que scientifique, et qui, dès lors, devrait séduire plus d’un lecteur.

Kevin-1677
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le 2 oct. 2021

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