Titre et sous-titre disent l’essentiel : optique radicalement critique dans la lignée du situationnisme, et intérêt pour cette novlangue qui est peut-être la seule chose de drôle (si, si !) dans la bureaucratie à l’ère du libéralisme…
L’auteur, donc, nous fait visiter « sa » ville, Grenoble, qui « Si l’on part du principe que la nouvelle idéologie justifiant le capitalisme est un mélange d’écologie et de technologie (le fameux et fumeux “capitalisme vert”), […] est une sorte de modèle politique, un “laboratoire” comme on dit ici » (p. 67-8). Autrement dit, le local dialogue ici en permanence avec l’universel : la balade est l’occasion de nombreuses digressions, par exemple sur les micro- et nanotechnologies dont le chef-lieu de l’Isère s’est fait une spécialité, ou encore sur la « classe créative » théorisée par Richard Florida, classe qui « n’en est pas une : des revenus disparates, une absence de conscience de classe et surtout des intérêts flous », et qui « est à l’histoire politique ce que les tubes de l’été sont à la musicologie. On peut toujours dire que c’est de la merde, mais ça marche » (p. 44).
L’auteur se définit comme anarchiste (p. 26). Mais le propos de Dérive dans une « ville créative » n’a rien à voir avec la pauvreté intellectuelle et morale du post-adolescent qui dessine des A barrés sur les murs et sur son sac à dos parce qu’il est contre le système, ni avec la dangereuse malhonnêteté, « confusion entre anarchisme et ultralibéralisme, que certains nomment le “cyber-libertarianisme” » (p. 92), du type pour qui l’anarchisme se résume à se plaindre de payer trop d’impôts et à écraser ses voisins. L’anarchisme de l’auteur est intelligent – et intellectuel dans la mesure où toute la réflexion gravite autour de la notion de liberté, presque jamais explicitement évoquée mais omniprésente.
C’est donc avec les « verres grossissants » de ses « lunettes anarchistes » (p. 26) que Didier Moineau voit la ville. Ou plutôt la regarde, car « on peut voir une ville, mais pour la regarder il faut la comprendre » (p. 65). À ce titre, sa leçon de géographie est efficace, appuyée sur la connaissance de quelques décennies d’aménagement urbain et sur une réflexion manifestement mûrie à propos de l’écologie (les références à Charbonneau en fin d’ouvrage), de « l’inéluctabilité du progrès scientifique » (p. 79), et des rapports entre nos technologies et notre vision du monde – « que se passe-t-il si tous les créatifs quittent leur job en ville pour aller monter une brasserie artisanale dans une campagne ensoleillée […] ? Leur monde, physique et mental, s’étend » (p. 98).
Quant au ton de Dérive dans une « ville créative », il est volontiers polémique, frôlant parfois l’humour noir, comme dans l’évocation d’« une espèce locale très répandue nommée “trailer”, appartenant à la famille des “ingénieurs sportifs”, des nuisibles à la reproduction endémique » (p. 65). Mais ce que dans un sens on pourrait appeler la légèreté du style permet de brasser un certain nombre d’outils théoriques sans tomber dans le verbiage ou l’imprécision. Et il faut admettre que cette écriture, pas mal d’âûteurs de littérâture générâle pourraient l’envier à Didier Moineau.

Alcofribas
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le 28 oct. 2018

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