Voilà un livre bien mutant.
Certes en 1988 un livre sur les mutants n’est plus une expérience de pensée, me direz-vous. Mais c’est là précisément le défi et la réussite de ce livre que d'y arriver, après tout ce que la SF a déjà pu écrire sur ce thème et après même le livre précédent de Volodine en 1986 "Le rituel du mépris" qui déjà s'occupait d'êtres humains déformés par on ne sait quoi, la vie peut être.
Qu'à cela ne tienne, Volodine démontre ici comment il évolue, à la marge, solitaire et oublieux des traditions, allant loin au-delà des terres labourées par l'imaginaire SF, subvertissant de manière nouvelle le réel et l'imaginaire pour inventer toujours de nouvelles combinaisons réellement inédites et frappantes, sur ces types d'aberrations humaines que l'on nomme par commodité "mutant", pour désigner que l'on traite non seulement de l'humain, mais aussi de tous ses possibles.

En effet, le contre-pied à la SF est plus sensible que dans ses précédents ouvrages, eux-aussi publiés au sein d’une collection prestigieuse de SF (« Présence du futur » chez Denoël ), qui avaient décontenancé le public habitué à un horizon de lecture plutôt défini. « Un navire qui mène nulle part » ou « Le rituel du mépris » pouvaient encore être lus comme de la SF marginale et étrange, aux limites de cet imaginaire. « Des enfers fabuleux », dernier livre de Volodine chez Denoël avant son passage chez Minuit, consomme sa différence avec la SF à laquelle il a toujours d’ailleurs déclaré n’avoir que peu de choses en commun, mais genre avec lequel il a dû frayer dans l’esprit des lecteurs.
Ici le divorce est patent (et latent car Volodine déclare ne vouloir en rien s’opposer aux autres littératures), non seulement par le traitement stylistique (des passages à la Céline, grêlés de points de suspension, des métaphores, des récits emboîtés, alternés, des référents divers, de la RAF à l’Inde, en passant par les lamasseries et diverses choses inventées), narratif (schéma actanciel délirant : machin rêvant de truc, rêvé par bidule, qui rêve de machin, enfin ce n’est pas sûr, bidule et truc ayant des éléments oniriques communs, etc.) , mais aussi par les ressorts propres à la fiction.

En effet. Nous avons affaire à des mutants, oui, dont on ne sait d’où provient la mutation, soit, des parias méprisés, ok normal, mais leur seul pouvoir est celui de voyager à travers l’espace intersidéral « par la souffrance » jusque dans d’autres planètes, dans des « enfers fabuleux » donc, pour vivre d’autres vies de souffrance.
Car le constat, répété deux fois (chose assez rare pour être remarquée étant donné que les récits de Volodine sont plutôt avares d’explications) est un rejet franc de tout scénario de SF : il est impossible de voyager vers d’autres mondes. Seuls les mutants peuvent s’évader et rencontrer d’autres vies abominables par l’esprit. Et pour cette capacité peu enviable, mais portant les désirs des hommes de s’étendre infiniment, ils sont chassés et éliminés.
Mais la traque, la torture et l’extermination des mutants ne donnent lieu à aucune réparation, l’univers est brisé, la cruauté est absurde, l’humanité imbécile, les rêves sans solutions, telle est la leçon inhabituelle de la fiction (qui rappelons-le, même dans le cyberpunk, joue aux héros).

Cependant, contrairement aux autres livres de Volodine (chronologiquement antérieurs), l’histoire est véritablement décousue. Peut-être trop. On apprécie certains passages, on goûte au vertige bien réinventé de Tchang Tseu qui se rêve papillon ou l’inverse, on apprécie les clins d’œil et les mystères laissés à la magie des noms et des mots. On savoure les récits presque indépendants des trois filles « évadées du kolkhoze expérimental » (Leela, Ulrike et Lilith). Mais le livre mute sans cesse en termes de voix, de sujets, de propos, de style laissant au final un souvenir mitigé entre la réussite de saboter encore le thème du mutant et de se focaliser sur l’expérience universelle de la souffrance, et la lassitude et le tournis qui nous affecte parfois face à la littérature expérimentale exigeant elle-même beaucoup de nous pour nous faire voyager...
Raphmaj
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le 11 déc. 2012

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