Peu d'historiens peuvent se placer sous le patronage de Marc Bloch sans rougir, et Christopher R. Browning est indéniablement de ceux-là. Dieu sait pourtant que mon snobisme ordinaire me faisait regarder de manière un peu méfiante cet ouvrage (ça, et le fait qu'il faisait partie des must-read l'année où je passais l'agrégation. J'en avais récupéré des fiches, ce qui est la pire manière d'apprécier la qualité d'un livre).
C'est un de ces livres qui réussit le miracle d'être à la fois un ouvrage de rechercher pionnier et un bon livre de vulgarisation, accessible au public non-averti. Il est d'ailleurs agrémenté de cartes reprenant les différentes localités mentionnées, d'un index, d'une traduction fort bien réalisée, d'un cahier de photographies (rien d'insurmontable, même si le sujet est choquant bien sûr) et d'une préface de Pierre Vidal-Naquet. Si vraiment il fallait trouver un défaut, ce serait évidemment le choix de notes de fin d'ouvrage plutôt que de notes de bas de page.
Le présupposé du livre est en général connu : Browning a retrouvé dans les archives de la Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen de Ludwigsburg, le bureau de la RFA chargé de poursuivre les crimes nazis en RFA, créé en 1958. Entre 1962 et 1967, cet organisme interroge 210 des 500 hommes du bataillon 101 de réserve de la police allemande opérant dans la région de Lublin en Pologne, pour des crimes de guerre contre les populations. Une démarche rare, qui permet de reconstituer l'activité de ce bataillon dans les années 1941-1943. En dépouillant ce trésor, avec la prudence qu'impliquent des témoignages donnés par des accusés cherchant à se dédouaner, Browning reconstitue l'accoutumance de ces hommes ordinaires à la tuerie de masse. Il nous donne un point de vue direct sur ce qu'on appelle parfois, abusivement la "Shoah par balles".
C'est donc un ouvrage qui, à travers de la micro-histoire, éclaire tout un pan de l'extermination de masse, et fait voler en éclat le mythe qui aurait voulu que les exactions aient été cantonnées à quelques milliers d'Einsatzgruppen. L'introduction insiste d'ailleurs sur l'extrême rapidité de la liquidation des Juifs de Pologne, et le fait que ces troupes n'aient pas pu remplir leur sinistre tâche sans un grand nombre de supplétifs.
Je vais maintenant revenir rapidement sur les chapitres.
1 - Un beau matin, à Josefow
Un chapitre très court, qui donne tout de suite le ton. Le 13 juillet 1942, les conscrits du 101e bataillon quittent leur cantonnement de Bilgoraj pour être acheminé dans la bourgade de Josefow. Leur commandant, Trapp, les larmes aux yeux, leur révèle leur mission : rassembler plusieurs milliers de Juifs, déporter 1000 hommes aptes au travail et... liquider tous les autres. Vieillards, femmes et enfants. Il propose à ceux qui ne s'en sentent pas capables de faire un pas et d'être exempté. Cet épisode sera un traumatisme fondateur dans l'ensauvagement de ces hommes.
2 - La police de maintien de l'ordre (Ordnungspolizei)
Une mise au point sur ce qu'est ce corps auquel appartient le 101e bataillon, dont il ressort que rien ne les prédestinait à des tâches comme tirer des balles dans la nuque de femmes et d'enfants. Cette police avait été créée pour remplacer les Corps francs et contourner l'interdiction de remilitarisation par le traité de Versailles. Elle est ensuite rattachée à la SS de Himmler, sous la direction de Kurt Daluege. Après l'invasion de la Pologne et surtout l'opération Barbarossa, elle fait office d'armée d'occupation pendant que la Wehrmacht officie plus à l'est.
3 - L'Ordnungspolizei et la Solution finale : Russie, 1941.
Ce chapitre discute un débat visant à savoir si les violences que l'on observe de la part de l'Ordungspolizei (que je vais désormais abréger en OP) ont été une initiative du bas que le commandement aurait généralisé, ou une décision d'en haut. Si l'on trouve trace d'un pogrom spontané en juin à Bialystok à l'initiative du commandant Weiss, il y eut une planification du haut commandement début juillet 1941, visible par la "circulaire des commissaires" et le décret Barbarossa, qui autorisent le tir à volonté sur les Polonais et les Juifs sans obligatoirement passer par la case "tribunal militaire". Il y eut des exécutions de masse, surtout entre le printemps et l'été 1941, puis on passa aux déportations vers les chambres à gaz. De telles actions étaient très éprouvantes pour les soldats.
4 - L'Ordnungspolizei et la Solution finale : la déportation.
Ce chapitre décrit le travail d'acheminement des Juifs vers les trains de la mort par l'OP.
La procédure est toujours la même : entasser le plus possible de Juifs, abattre ceux qui ne peuvent pas monter, clouer les portes et les fenêtres de barbelés. Ces tâches sont tellement routinières que dans certains compte-rendus, les remarques portent davantage sur la mauvaise nourriture que sur ce qu'on demande de faire.
5 - Le 101e bataillon de réserve de la police.
Si les deux chapitres précédents parlaient de l'OP en général, celui-ci détaille la structure des bataillons. Le bataillon a opéré après la conquête de la Pologne à Poznan, puis à Lodz. Il revient ensuite en juin 1942, sous la direction du commandant Trapp. Sous ses ordres deux capitaines zélés, Hoffmann et Wohlauf, qui le trouvent mou. Les hommes quant à eux sont d'un certain âge (moyenne de 34 ans, les jeunes allaient dans la SS et la Wehrmacht. Ils viennent d'un milieu populaire, principalement de Hambourg, une ville connue pour avoir été parmi les dernières nazifiées, Des hommes ordinaires...
6 - L'arrivée en Pologne.
Ce chapitre décrit la mise en place de l'extermination par les gaz par le représentant de Himmler sur place, Globocnick. L'armée et les Einsatzgruppen ne suffisent plus, mais il peut compter sur l'OP, ainsi que les Trawnikis, des volontaires non-Allemands, principalement Ukrainiens, à qui on déléguera le plus sale boulot. On a des rappels chronologiques sur la mise en place de l'opération Reinhardt visant à rendre la Pologne Judenfrei. L'opération de Josefow s'inscrit dans un moment où les principaux centres de mise à mort, en surchauffe, doivent s'arrêter. Pas question pour Globocnick de marquer de pause : ce nouveau régiment qui vient d'arriver n'a qu'à s'y prendre à la main.
7 - Initiation au massacre : la tuerie de Josefow
C'est le chapitre central du livre, dans tous les sens du terme. Browning reconstitue cette folle journée au cours de laquelle de simples policiers allemands vont connaître une descente aux enfers des plus sales. A la différences des SS des chambres à gaz, ils se sont trouvés en face à face avec leurs victimes, et tout se déroule dans un climat de chaos et d'hallucination. Trapp laisse ceux qui refusent de massacrer se déclarer, mais seuls 10 osent le faire. En revanche beaucoup vont perdre leurs nerfs au moment de passer à l'acte : ils se cachent, se font porter pâle, ne parviennent pas à viser. La seule préparation qu'on leur a donnée est de leur indiquer où viser sur la nuque pour abattre d'un coup, en visant avec la baïonnette. Mais beaucoup visent dans la tête et se retrouvent avec des fragments de cervelle et de sang partout sur leur capote. On fait s'allonger les Juifs par ligne de 30 puis on les fusille, et on va dans un autre coin de la forêt. Le travail n'avance pas, et le bataillon revient complétement traumatisé, s'abrutissant dans l'alcool.
8 - Réflexions sur un massacre.
Ce chapitre revient sur les justifications qu'ont fourni les hommes lors de leur jugement au début des années 1960. L'antisémitisme est le grand absent parmi les motifs invoqués. Beaucoup l'ont fait car de toute façon d'autres l'auraient fait à leur place : se dédouaner équivalait à reporter la tâche sur un camarade. Et aussi apparaître comme un faible. En tout cas, si le souvenir de cette tuerie reste très vif, celui des suivantes le sera beaucoup moins. Pourquoi ? Car il y a eu accoutumance au fait de tuer des innocents.
9 - Lomazy : la descente de la 2e compagnie.
Le 17 août, le lieutenant Gnade est chargé de fusiller 1700 Juifs de Lomazy, plus au nord. Cette fois la tuerie est bien plus organisée : déjà, ce ne sont plus les Allemands qui tuent mais les supplétifs ukrainiens. Gnade organise un déshabillage-fouille pour récupérer les biens des Juifs. Des fosses ont été au préalable creusées. Le travail se déroule bien plus vite avec moins d'hommes. Les hommes sont moins traumatisés, et certains, à l'image du lieutenant, commencent à développer des penchants sadiques.
10 - Treblinka : les déportations d'août.
Cantonné à plusieurs endroits dans la région au nord-est de Lublin, le bataillon opère une série de liquidations de ghetto. Ce travail ne leur laisse pas de grands souvenirs, il est assimilé à une tâche de faction ennuyeuse. Il implique pourtant de faire sortir les Juifs de chez eux, les amener de force à la gare et fusiller les impotents sur place. Des fouilles préalables ont lieu. Là encore, une routine s'installe, ainsi que des actes de cruauté, comme de laisser les Juifs en plein soleil. Certains hommes sont très imbibés.
11 - Les fusillades de la fin septembre.
Plusieurs fusillades ont lieu fin septembre, et concernent plusieurs milliers de Juifs à chaque fois, en général dans des localités qui ne sont pas reliées au chemin de fer, et par conséquent ne peuvent acheminer les Juifs vers les chambres à gaz. A Serokomla, c'est Wohlauf qui organise (mal) la tuerie. A Kock, Trapp reçoit l'ordre d'exécuter 200 Polonais en représailles d'une action de partisans : pour ne pas s'aliéner la population locale, il consulte le maire et obtient une soixantaine de clodos à liquider. Pour avoir le compte, il liquide 200 Juifs du coin, allant même au-delà de son quota. Ses scrupules du début semblent être tombés. Un sous-officier, Buchmann, s'efforce de ne pas participer à ces actions, avec l'accord de Trapp, mais il n'échappera pas complétement à ces missions.
12 - Les déportations reprennent.
En octobre-novembre, les tâches de déportation reprennent de plus belle, au point que la chronologie est difficile à suivre, et que les souvenirs des hommes sont moins clairs. On vide plusieurs fois des ghettos de transit comme celui de Lukow ou Miedzyrzec (rebaptisés "Menschenschreck", "peur des hommes" par les Allemands). Même ceux qui essaient de garder les mains propres ont du mal.
13 - Les étranges ennuis de santé du capitaine Hoffmann
Browning revient sur un épisode révélateur. En octobre 1942, une partie du bataillon, commandé par le capitaine Hoffmann, doit vider le ghetto de Komskovola, qui se trouve atteint d'une épidémie de dysenterie. L'obligation de tuer les non-valides se transforment en massacre sur place de dizaines d'impotents, en particulier dans le dortoir de l'hôpital. Il se trouve qu'Hoffmann, après avoir lancé l'action, sera prix de graves maux nécessitant son hospitalisation.. Les hommes, remarquant que cela a lieu souvent au moment de ce type d'opérations, le soupçonnent de se faire porter pâle, et Trapp son supérieur fera une lettre en ce sens. Hoffmann répondra de manière véhémente pour défendre son honneur. Browning avance qu'il ne s'agissait pas, en effet, de se faire porter pâle : malade, Hoffmann le cachait au maximum jusqu'à ce que son corps lâche, en général aux moments de forte tension psychosomatique.
14 - La "chasse aux Juifs"
Après la mi-novembre 1942, le bataillon occupera son temps à patrouiller dans les ghettos vidés, dans les forêts et les campagnes, pour retrouver les Juifs qui ont réussi à se cacher dans des "Bunkers" (abris artisanaux). Un travail de police qui se fait souvent sur dénonciation, mais qui implique en général des exécutions sommaires sans autre forme de procès, et du nettoyage à la grenade. Browning essaie d'extrapoler un bilan numérique pour montrer que c'est une part non négligeable, là encore, de la Shoah.
15 - Derniers massacres : la "fête de la moisson".
Au cours de l'été 1943, les Juifs qui espéraient survivre par le travail au service de l'Allemagne comprennent qu'ils n'ont rien à espérer. Des révoltes commencent à éclater. Himmler lance une vaste opération visant à liquider les "Juifs de travail". A Madjanek et dans des camps secondaires comme Poniatowa, des tranchées en zigzag pouvant passer pour des abris antiaériens sont creusés. En tout plus de 40 000 Juifs y seront amenés pour être massacrés à la mitrailleuse et recouverts, sans coup de grâce, par la fournée suivante. Le 101e bataillon joue un rôle dans ce massacre, qui ne sera surclassé que par les Roumains à Odessa (devant même celui de Babi Yar en Ukraine). Les souvenirs sont intenses mais imprécis. Le bilan total des morts, directs ou indirects, du 101e bataillon s'élève à 83 000.
16 - Après.
A la Libération, bizarrement, ce seront Trapp et Buchmann qui seront jugés par des tribunaux d'URSS, non pas pour les exactions contre les Juifs, mais pour des crimes contre des Polonais. Les plus sadiques comme Gnade sont réaffectés ailleurs sur le front et disparaissent dans la guerre du front de l'Est. Il faut attendre les années 1960 pour que des gens comme Wohlauf soient jugés, mais les peines seront ridicules (4 ans de prison), et aménagées en appel. Au moins ces archives ont-elles permis un tel travail historique (à noter, je ne l'ai pas dit, que beaucoup de noms ont été changés).
17 - Allemands, Polonais et juifs.
Retour sur la valeur des témoignages. Très peu d'hommes du 101e bataillon reconnaissent avoir été antisémites, ou incriminent d'autres camarades, sauf les plus évidents, à ce sujet. Pourtant des stéréotypes antisémites ressurgissent parfois quand ils décrivent la Judenjagd. De même, ils minimisent le sentiment de supériorité qu'ils avaient par rapport aux Polonais (même s'il y a des indices d'une volonté ponctuelle de ménager ces populations). L'hypocrisie des Allemands est palpable quand ils se disent choqués de la manière dont les Polonais dénonçaient les Juifs, alors que c'était eux qui encourageaient ces témoignages. Enfin, Browning s'interroge sur l'imprégnation de la propagande antisémite au sein de l'unité, pour dire qu'elle n'était pas intériorisée sans recul, mais préparait tout de même le terrain.
18 - Des hommes ordinaires.
Le chapitre conclusif s'interroge sur les motivations des hommes du 101e bataillon, qui n'ont jamais vraiment reculé devant la tâche. Contexte de furie vengeresse propre à la guerre ? Ils ont eux-mêmes étaient préservés du feu ennemi. Peur d'une punition faute d'obéissance ? Les documents montrent au contraire une indulgence pour ceux qui manquent d'entrain pour tuer. Obéissance passive ? Browning fait une distinction entre obéissance et conformisme. Reprenant les types de comportement observés à Josefow et après, il dresse des parallèles avec deux expériences sociales, celle Philip Zimbardo et celle, plus connue, de Milgram. Celle de Zimbardo consiste à prendre des individus éloignés comportementalement de la violence et de les diviser en deux groupes : les gardiens et les prisonniers. Après quelques semaines, la logique carcérale pousse certains à opter pour des comportements de domination violente et d'humiliation. La tâche influe sur le caractère. Les parallèles sont faits avec précaution et nuance, mais le constat est là : placé devant la possibilité de ne pas tuer, seuls 10 à 20 % des 500 hommes du bataillon ont choisi cette option. Pour Browning, principalement par pression du groupe : ils ne voulaient pas apparaître comme celui qui se défausse sur ses camarades.
Un constat amer, donc.