Mathias Enard écrivait une biographie romancée sur un mathématicien fictif lorsque la guerre en Ukraine éclate. Déserter naît de cette situation, un choc qui vient conclure un siècle, le précédent, fait d'utopies ratées, de rêves fous toujours présents mais complètement détachés de la réalité maintenant vécue.
Maïa Scharnhorst est une femme politique de l'Allemagne de l'Ouest, toujours soupçonnée d'intelligence avec l'ennemi, celui de la RDA. Elle est morte en 2005 à 87 ans. Paul Heudeber est celui qui l'a tant aimée, même de l'autre côté du mur, à Berlin. Mathématicien renommé, il est communiste fervent et encarté depuis 1967 et antifasciste notoire. L'année 2021 avec son confinement et sa guerre proche pousse leur fille à raconter.
Irène a gardé le goût de l'histoire notamment lorsque son père racontait l'exposition universelle. Et, comme il était ce mathématicien apprécié, elle est devenue spécialiste de l'histoire des mathématiques. À partir de lettres, de poèmes, de films, elle retrace la vie de ce père énigmatique qui, communiste convaincu, a fui ses croyances politiques devant les réalités. Mais surtout, Paul est l'archétype de l'homme du XXeme siècle. Il a traversé Buchenwald qu'il s'interdisait de nommer ainsi, avant il y eut le camp de Gurs rassemblant entre autres “les indésirables ” fuyant les nazis.
Alors, naturellement, elle raconte l'hommage pour son père auquel sa mère a assisté. Lors de la conférence croisière organisée en 2001, les intervenants ont célébré l'institut de mathématiques qu'il avait créé en 1961. Seulement, nous sommes en septembre…
Le roman de Mathias Enard évolue parallèlement avec deux histoires : le soldat déserteur avec cette femme aux cheveux ras, et cette fille Irène qui part à la redécouverte de ses deux parents.
À aucun moment, les deux histoires ne se rencontrent. Leur point commun est la fuite. Celle du groupe de référence pour tenter d'oublier les morts, leurs regards interrogateurs qui reviennent, tant, la nuit. Mais aussi, la fuite de nos espoirs, idéaux qui ont enchanté notre présent, dont la croyance s'est effacée au fur et à mesure que des charniers se sont dévoilés mais aussi devant l'amour devenu mirage.
Jusqu'à la destruction du Mur, l'idéal socialisme de Paul, comme Mathias Enard le démontre, pouvait faire écran à la réalité. À partir des guerres de Yougoslavie, puis du fameux 11 septembre, la foi d'un monde diffèrent s'est effritée et les illusions se sont envolées, ne laissant que l'imaginaire pansait les esprits. Cette désertion décrite par Mathias Enard est à l'image du soldat déserteur, un lieu de solitude intense où le membre influent devient paria et où il ne reste que l'imaginaire pour se raccrocher à nos rêves et suivre notre humanité.
Le récit de ce soldat, tentant d'échapper aux cauchemars des exactions qu'il a organisés, retrouve grâce aux lieux de l'enfance sa propre compassion.
Mathias Enard écrit avec limpidité même si ses histoires révèlent des degrés de compréhension imbriqués. Mélangeant la langue de la narration à celle du tutoiement puis celle de la mémoire, Déserter étonne par la justesse de son propos, l'érudition dont il s'entoure et la poésie humaniste qu'il transmet.
Difficile de ne pas le découvrir !
Chronique illustrée ici
https://vagabondageautourdesoi.com/2023/10/02/mathias-enard-deserter/