Incontournable Mars 2023
Voici un nouveau venu dans la famille Dacodac de la maison Rouergue. Dans "Kellan et les papillons du coeur", de la maison Dominique et cie, j'avais enfin trouvé un petit roman pour aborder la pression sociale liée aux relations amoureuses en contexte de scolarité primaire, mais il semble que j'en ai désormais un autre! Dans "Diego aime Julie", on aborde le fardeau que peut devenir "une déclaration", surtout à un âge où on ne parle pas encore d'amour "accompli", mais plutôt d'exploration des premiers "béguins", ainsi que ce qu'est un "premier béguin" - ou plutôt ce qu'il est n'est pas.
"Diego aime Julie", ce sont les mots qu'entend Julie, un jour, au collège. Seulement voilà, il ne lui a pas dit clairement, ce sont des ouïs-dires. du moins, jusqu'à qu'un ami de Diego joue les hiboux express en lui demandant sa "réponse". Ah, punaise! Il faut répondre en plus? Julie devient le centre d'une lourde indiscrétion et interrogation qui la suit partout et inclut des personnes qui ne sont même pas dans son entourage d'ordinaire. On lui fait des remarques , on lui fait des blagues sur leur "couple" et on la dévisage. Julie voudrait bien pouvoir poser ses très nombreuses questions à sa grande soeur, ce qu'elle finira par faire et grand bien lui fasse! Après deux jours à subir les insinuations et une attention déplaisante, elle a des débuts de réponses grâce à elle et peut même entamer la suite: Dire à Diego qu'elle ne sent pas amoureuse de lui, sans lui faire de peine de préférence. Est-ce seulement possible?
Tout comme dans "Kellan et les papillons du coeur", ce que j'aime de "Diego aime Julie", c'est son aspect "hors-amour sous pression". Je m'explique. Déjà, il faut savoir que le "couple" est un élément social extrêmement glorifié, beaucoup plus que les autres relations interpersonnelles. Pas de surprises alors que ça concerne des jeunes de plus en plus jeunes et qu'on y accorde énormément d'attention. Cela dit, quand on a entre 9 et 12 ans, on en sait relativement très peu, mit à part le fait que c'est "un truc de grand", un "truc sérieux" qui vient avec un statut enviable (un nouveau rôle très "cool" , celui de "copain/copine") et que ça vient avec des bisous. Tout ça peut donc rapidement virer au jeu du "qui aime qui", pas super agréable, parce que ça donne surtout l'impression de devenir le jouet des pairs, qui eux vont se charger de te dire quoi faire et avec qui le faire, pour quelles raisons. C'est de la pression sociale pure et simple, pas mal intentionnée bien souvent, mais malsaine quand même. Ce qu'on ne dit jamais assez à nos jeunes, c'est "qu'est-ce que l'amour" véritablement, et que ce dernier ne se commande pas, ne concerne pas les autres et n'implique pas de gains, comme le statut, la popularité ou l'usage de la personne en soi ( mon exemple: sortir avec quelqu'un pour qu'il/elle l'inclut dans son cercle d'amis plus populaire). Mais c'est ce que nous avons ici, un "hors-amour sous pression". On presse Julie de répondre, on veut qu'ils forment un couple, c'est drôle d'en parler, c'est divertissant et c'est nouveau. Personne ne semble s'être donné la peine de penser une seconde à quel point ce peut être anxiogène de se faire déclarer un premier béguin ( oui, "béguin", pas "amour"). Heureusement pour Julie, elle a de bonnes amies, qui elles vont faire barrage et front-commun avec elle. *Dans l'histoire de Kellan, c'était l'inverse, il se faisait imposer une relation par ses propres amis, ce qui est encore plus difficile à gérer, quand on a pas d'alliés.
Ce qui m'amène au second aspect de la chose: Les émotions reliées aux déclarations en contexte de pression sociale. Déjà, Julie se sent vaguement flattée par la "déclaration" de Diego ( Normal, c'est de l'attention), qui n'a même pas daigné lui dire en personne, mais est-ce vraiment un sentiment réciproque? La est la question et là est la difficultés quand on a tout le monde qui scrute vos moindres gestes, interprètent la moindre réactions et se font des films avec trois fois rien. Qu'est-ce qui revient réellement à la déclaration par rapport à ce qui revient au contexte? Ah les joies des délires collectifs! Bref, ce qui est intéressant à relever ici, c'est Julie n'a pas ployé à la moindre contrainte sociale. Elle a mit, dans un premier temps, du temps, en donnant l'impression qu'elle répondra d'ici la fin de la semaine. Bonne idée, ça laisse le temps de réfléchir. Seulement, comme je le disais, on lui a fait peser de nombreuses contraintes sur les épaules. C'est cet état général d'indiscrétion qui peut rendre un.e jeune anxieux.se., surtout sur une question comme un premier béguin, qui sont encore trop peu abordés ou trop souvent idolâtré pour de mauvaises raisons ( statut, gain, conditionnel à). Je veux dire par là que le premier béguin est surtout connu pour son aspect de "statut gagnant", mais très peu dans sa dimension réelle, à savoir psychologique et physique. Pour résumer on a donc: les sentiments liés à la déclaration elle-même, celles du contexte et les véritables sentiments de Julie pour Diego. Et maintenant , elle doit faire le ménage là-dedans. Pas simple. Même certains adultes s'y cassent les dents.
Heureusement, et franchement bravo à la grande soeur pour son exactitude et sa concision: "Si tu ne crois pas que tu es amoureuse, c'est que tu le l'est PAS". Merci! Enfin un personnage féminin qui est claire sur le sujet! L'amour, c'est pas quelque chose dont on fait la liste des "avantages et inconvénients", autrement c'est conditionnel et ce n'est pas de l'amour. L'amour, ce n'est pas ce que les autres croient qu'il serait bien pour nous, autrement c'est imposé, c'est donc sans consentement libre et éclairé, donc ce n'est pas de l'amour. Si de base le jeune n'a jamais même pensé à la personne hormis en tant que camarade de classe, c'est pas de l'amour non plus, même si on se cherche des moments de complicité qu'on aurait raté, même si on se cherche des atomes crochus potentiellement non-remarqués ( ce que Julie a fait), ce n'est pas de l'amour. L'amour, ou même un premier béguin, c'est: partagé, complice, confiant, respectueux, et surtout SINCÈRE. En donnant cette simple phrase, la soeur de Julie a tout dit.
Une autre chose que la soeur de Julie partage avec elle est un moyen de faire savoir son ressenti au concerné sans tomber dans la moquerie et encore merci Maëlle, tu lui as donné un très bon moyen: L'écriture. L'oral fonctionne aussi, mais l'écriture présente plusieurs avantages: le temps de songer aux mots, la possibilité de contre-vérifier auprès d'un pair ou d'un proche, ainsi que la possibilité de donner un message sans avoir à parler ( ce qui pour moult anxieux.ses est quand même un gros avantage).
Son message est d'ailleurs vraiment bien et je remercie encore la grande soeur, elle a bien signifié à Julie de ne pas "utiliser" la déclaration de manière malveillante en : s'en servant pour se moquer de lui ou s'en servir comme "arme" contre lui. Une déclaration , même de la part d'un enfant immature, n'en reste pas moins courageuse et emprunte de respect ( quand elle est sincère, bien sur). Quoique dans ce cas-ci Diego n'a pas fait sa déclaration devant elle...Reste que le conseil de la grand soeur est fondamental: les sentiments de devraient JAMAIS servir à diminuer, se moquer ou nuire à la personne qui en est la source, autrement, c'est cruel.
Vers la fin, après que Diego, pauvre de lui, se soit fait lire la fameuse lettre devant toute la classe ( là je fustige bien bas le professeur assez sans-dessein/couillon pour avoir fait ça, honte à lui) il se retrouve avec Julie à aller nettoyer ses chaussures couvertes de son propre vomi -ark! Durant ce court laps de temps, les deux jeunes se découvrent des intérêts communs et un trait d'humour similaire. Ah ben! Une belle amitié en perceptive? Je dis ça comme ça, mais l'amitié est un infiniment meilleur terreau que le mystère en matière de relations interpersonnelles, quoiqu'en disent les trillions de fictions romantiques qui prétendent l'exact contraire. Sur cette question, la fin est ouverte, mais quelque soit la tangente que prendra la relation de Julie et Diego, elle ne les concerne qu'EUX et prendra bien la forme qu'ils veulent EUX.
Je trouve cette histoire vraiment pertinente, bien montée et surtout très constructive sur un sujet trop souvent bâclé et ramené à sa plus simple expression, à savoir: Si un gars de trouve de son goût, tu "dois" lui donner une chance. Grosse erreur. Il n'y a pas de "devoir" en amitié, comme en amour. C'est particulièrement un phénomène au féminin, parce qu'un "gars qui accorde son attention", ça a de la valeur dans la société patriarcale. L'inverse est bien moins vrai. C'est un sous-thème qu'on a ici, cette idée de la valeur au masculin, parce que même dans la fiction, jeunesse comme adulte, la libraire que je suis a remarqué la différence souvent très marquée entre un premier amour par un gars vs celui vécu par une fille, et le constat que j'en fait est affligeant par sa différence. Je vois encore trop souvent le personnage masculin ( surtout les "bad-boys") se moquer des filles qui se déclarent ou qui ont des sentiments pour eux. Pire, le gars n'aura pas à réfléchir sur la question. Il le sait clairement si oui ou non, il a de l'intérêt pour la fille ( et c'est souvent "non, mais peut-être que si..." Je hais ce "mais peut-être que si...") En revanche, je remarque que lorsque c'est une fille, elle va passer un temps considérable à cogiter sur la question, comme si elle n'avait surtout pas le droit à l'erreur et que c'est là le "deal" de sa vie! Je généralise, je sais, mais c'est avec ça en tête que je me réjouis de voir enfin un personnage féminin refuser des avances.
Par contre, je remarque que Julie s'est aussi fait dire que Diego a essuyé trois refus avant elle. Ça minimise donc l'impact de son refus, qui peut aussi tenir du "je ne serai pas la fille qui accepte la 4e place", pleinement recevable, du reste. Ç'aurait eu cependant plus de force à la décision de Julie si cet élément ne venait pas gâcher les chances de Diego.
Aussi, dans le même sous-thème, on essai très fort de dire à nos jeunes que la "lourdeur mâle" existe bel et bien et qu'elle est nuisible. Une fille n'a pas à accepter sous prétexte que c'est un "bon" gars ou qu'il a employé du temps pour la courtiser. L'amour ne va pas au mérite, autrement elle est conditionnelle, et l'amour est inconditionnel. le constat inverse est aussi vrai pour les filles, qui n'ont pas à mériter le gars pour "bonne conduite" ou "persévérance". Ce qui est bon pour un genre l'est de facto bon pour l'autre.
Le personnage de Julie a non seulement tâché de mettre de l'ordre dans ses sentiments, s'est donnée le temps d'y réfléchir ( parce que c'est nouveau pour elle tout ça) et s'est dotée de moyens respectueux pour se sortir de cette situation. Et elle a pu grandir de cette expérience, les moments inconfortables étant tout de même porteurs d'apprentissage.
Sinon, il y a en parallèle le cas de son amie, dont le prénom m'échappe, qui doit présenter un discours sur le droit des femmes. Ce qui est intéressant à faire comme parallèle, c'est la notion de parole. On y trouvera quelques petites astuces ici et là sur la question de faire entendre sa voix et d'être authentique.
Le roman est aéré et accessible sur le texte. Il est également tout petit, à peine 64 pages, , mais c'est justement sa formule courte néanmoins pertinente et complète, qui devrait séduire tous les lectorats. Je pense qu'il sera aussi bien dans les mains des enfants à la maison que sur les bancs d'école, et, pourquoi pas, en accompagnement avec les profs pour diriger une conversation sur le sujet? On en a pas assez des petits romans sur les véritables enjeux liés à la pression sociale liés aux premiers béguins tout comme on a peu sur les véritables premiers béguins, ceux qui ne relèvent pas du statut favorable ou du coup de foudre irrationnel. J'espère bien pouvoir en jaser avec les profs du 3e cycle primaire (10-12 ans), voir ceux du 2e (8-9 ans) qui ont des jeunes précoces sur ces enjeux.
Une sympathique trouvaille pour les pré-ados!
À voir.
Pour un lectorat intermédiaire du troisième cycle primaire, 10-12 ans.