Pas si difficile à lire pour peu qu’on ne soit pas pressé – ce qui devrait être une condition indispensable à toute lecture –, ce Discours préliminaire me semble avant tout être une réflexion sur l’histoire, même si elle est posée avant tout en termes de philosophie politique : « qu’ils [les hommes] soient donc si bien séparés des moyens et des résultats de leur activité [le travail] qu’ils en ignorent la nature exacte, voilà selon nous la nuisance qui contient toutes les autres » (p. 26).
C’est bien sous le jour de l’histoire que les auteurs envisagent la notion de révolution : « les révolutionnaires se trouvent dans cette situation nouvelle d’avoir à lutter pour défendre le présent, pour y conserver ouvertes toutes les autres possibilités de changement – à commencer bien sûr par cette possibilité première que constituent les conditions minimales de survie de l’espèce –, celles-là mêmes que la société dominante cherche à bloquer en tentant de réduire irrévocablement l’histoire à la reproduction élargie du passé ; et l’avenir à la gestion des déchets du présent » (p. 23).
Pour tirer quelque chose de cette quarantaine de pages, il faut aussi prêter une attention soutenue au sens des mots – ce qui devrait être une deuxième condition indispensable à toute lecture. Si le lecteur distingue l’ensemble de références au projet encyclopédique des Lumières, s’il repère ici l’apport théorique – parfois explicite – de l’Internationale Situationniste, c’est encore mieux. D’ailleurs, plus encore sans doute que ces deux travaux devanciers, et comme la plupart des œuvres de philosophie politique – domaine auquel on peut bien in fine rattacher ce texte –, ces pages ont le mérite de ne pas réclamer le pouvoir, même symbolique : « Nous ne pouvons accepter parmi nous que ceux qui répugnent également à devenir fameux dans un monde infâme » (pour justifier l’anonymat, p. 40).
Du reste, rétrospectivement, il me semble du reste que la dimension exclusivement programmatique du texte n’ôte rien à sa valeur ; le cas a été prévu par les auteurs : « nous nous faisons fort de réaliser une Encyclopédie qui, même si elle ne devait jamais, étant donné l’abondance de la matière, dépasser la lettre B, n’en porterait pas moins sur la totalité » (p. 41).
À propos d’« abondance de la matière »… : comme un relevé exhaustif des idées défendues dans ce Discours préliminaire finirait par rendre cette critique monstrueuse – pour ne rien dire d’une esquisse de discussion –, autant se contenter de préciser que les conceptions proposées par l’ouvrage sont implaçables dans ce que les analystes politiques de mon bistrot appelleraient la bipolarité jacobine gauche / droite du modèle politique français s’ils avaient fait Sciences Po’. Il me semble du reste que c’est là encore une constante de la plupart des travaux de philosophie politique.
C’était aussi le cas de Guy Debord, dans la filiation duquel se situe clairement l’Encyclopédie des Nuisances (« L’infiltration de toute la vie par le spectacle marchand qui lui semblait auparavant extérieur », p. 37) : on pourrait croire à des idées de gauche, d’une gauche foncièrement anti-bureaucratique et anti-totalitaire, révolutionnaire mais tellement « d’une autre époque » (p. 47) qu’elle serait absolument réactionnaire. Peut-être faut-il alors porter sur ce Discours préliminaire le même jugement que ses auteurs portent sur l’I.S. : « la distance critique pratiquée par l’I.S. dans l’emploi de tous les éléments théoriques préexistants, on peut la qualifier d’artistique au sens où elle a gardé de l’expérience de l’art moderne l’intelligence de l’expression formelle comme moyen d’action qui doit prouver son efficacité en tant que tel, sans qu’elle puisse jamais lui être garantie par une vérité objective qui s’imposerait par la simple démonstration, sur le modèle des sciences exactes » (p. 32)
C’est ce qui rend le Discours préliminaire de l’Encyclopédie des Nuisances infiniment plus stimulant que des discussions avec un joueur de djembé sur la plage ou un technocrate récemment converti au care.

Alcofribas
8
Écrit par

Créée

le 9 nov. 2019

Critique lue 81 fois

1 j'aime

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 81 fois

1

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 12 nov. 2021

21 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

21 j'aime