Fiche de lecture critique sur "La disqualification sociale"
Serge Paugam, sociologue français, est directeur d'études à l'EHESS (Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales), créateur et directeur de la collection « Le lien social » et de la revue Sociologie aux Presses Universitaires de France. Son programme de recherche s'articule principalement autour des questions relatives à la précarité, la pauvreté, le lien social et les formes de ruptures sociales.
La disqualification sociale, avant d'être un ouvrage régulièrement réédité, est la thèse de doctorat de Serge Paugam, soutenue publiquement le 15 Juin 1988. A travers cet ouvrage, l'auteur se propose d'étudier le processus social par lequel se construit le statut de pauvre et la manière dont il est négocié subjectivement par les individus ainsi désignés. Plus précisément, son analyse s'articule d'une part sur le sens donné par les individus à leur expérience et la façon dont ils négocient avec l'infériorité d'un statut socialement attribué dans la construction de leur identité et, d'autre part, la mise en relation de ces expériences vécues avec les conditions sociales objectives des individus. C'est en mobilisant les concepts de stigmate, d'identité, de carrière morale et d'étiquetage propres au courant interactionniste que l'auteur développera son analyse.
L'auteur s'attelle tout d'abord à déconstruire la notion de pauvreté afin de la débarrasser du sens dont elle est communément investie. En récusant l'utilisation de critères quantitatifs comme le seuil de pauvreté, Paugam met en exergue le caractère multidimensionnel et protéiforme de cette dernière. En effet, la pauvreté ne peut être pensée au regard d'un découpage arbitraire qui tend à cloisonner la société entre pauvres et non-pauvres. L'auteur préfère s'interroger sur le processus par lequel des populations sont désignées et étiquetées comme « pauvres », c'est-à-dire la façon dont se construit socialement la pauvreté. Pour ce faire, il mobilise les travaux de G. Simmel1 pour qui la pauvreté constitue une « condition socialement reconnue » faisant des « pauvres un ensemble de personnes dont le statut social est défini, pour une part, par des institutions spécialisées qui les désignent comme tels » (p. 24). La société désigne donc des populations en leur accordant un statut institutionnel spécifique, celui d'assisté chez Simmel. À travers la catégorisation institutionnelle de la pauvreté, Paugam objective le statut de pauvre et réaffirme, par la même, son caractère multidimensionnel du fait de la pluralité des formes que revêt cette catégorisation. La pauvreté relève alors d'une part de l'étiquetage des pauvres par les institutions d'assistance sociale qui officialisent leur existence aux yeux de la société et, d'autre part, de l'intériorisation de ce statut par l'individu dans sa construction identitaire. Ainsi, la disqualification désigne le processus par lequel un individu acquiert et intériorise le statut de pauvre. La référence aux travaux d'Erving Goffman est, ici, explicite surtout lorsque l'auteur postule que l'individu prend une part active dans le processus de disqualification sociale. En effet, il considère que l'acceptabilité du bénéficiaire de l'action sociale fait partie intégrante de sa désignation en tant que pauvre mais qu'elle est en même temps régit par les conditions sociales objectives de l'individu, de son degré de dépendance à l'égard des services de l'action sociale. Ainsi, l'analyse de Paugam se propose, à la suite du courant interactionniste, de conjuguer niveau de conscience collective et niveau de conscience individuelle. Notons enfin que l'acceptabilité représente la marge d'autonomie dont dispose l'individu au regard d'une interaction personnel d'action sociale-pauvre et qu'à ce titre, l'auteur prend ses distances avec la thèse développée par J. Verdes-Leroux2, laquelle tend à minimiser la part d'autonomie dont dispose les individus pour insister sur des formes d'impositions normatives figées.
Dans la mesure où les populations dites « pauvres » recouvrent une pluralité de situations objectives, une distinction et une hiérarchisation des situations s'imposaient au sociologue. À partir des registres des différents services sociaux, il a distingué trois types de relations aux services d'action sociale, lesquelles correspondent à des conditions objectives différentes c'est-à-dire à un degré de dépendance différent à l'égard de l'assistance sociale. Les fragiles ont recours à une intervention ponctuelle, les assistés à une intervention contractualisée, les marginaux à l'infra-intervention. L'hypothèse de l'auteur est la suivante : chaque type de relation entretenue avec l'intervention sociale conditionne, pour une large part, l'expérience vécue de l'individu du fait que cette relation comporte un certain nombre d'attentes normatives et des rôles sociaux spécifiques. Cependant, et c'est là l'enjeu de l'ouvrage, les individus disposent d'une marge d'autonomie dans la construction de leur identité personnelle, ils peuvent négocier l'infériorité de leur statut. Ceci implique donc l'existence de sous catégories à l'intérieur de chaque type de bénéficiaires.
L'enquête de terrain s'est déroulée à Saint Brieuc. De par sa taille moyenne, elle permettait une consultation approfondie des fichiers des services sociaux. Au moment de l'enquête, le département des Côtes-d'Armor était l'un des plus durement touchés par le chômage de longue durée. De plus, son tissu économique était fortement fragilisé par les difficultés de certaines grandes entreprises locales. L'auteur a d'abord recueilli et analysé les caractéristiques démographiques et sociales des bénéficiaires de l'action sociale afin de constituer un échantillon et vérifier la représentativité statistique des types de bénéficiaires. Les données ainsi recueillies avaient pour avantage de ne pas être soumises à l'arbitraire des travailleurs sociaux qui les ont collecté.
Dans le souci de répondre à une démarche compréhensive qui consiste à privilégier l'analyse du sens donné par les individus à leurs expériences pour se saisir de la réalité sociale, l’auteur a mené une série d'entretiens auprès des habitants d'une cité de Saint Brieuc fortement stigmatisée. Les entretiens ont permis à l'auteur de développer plusieurs axes : la trajectoire résidentielle, la trajectoire socioprofessionnelle, la vie familiale, les relations de voisinage, les rythmes quotidiens, le temps libre et la renommée de la cité. La dernière phase de l'enquête a mis l'accent sur les correspondances observables entre la condition sociale objective et le type d'expérience vécue à travers une série d'entretiens complémentaires.
À partir d’une typologie des relations entretenues à l’égard des services d’intervention sociale, l’auteur s'est attelé à dégager les caractéristiques principales de ces catégories en retraçant leurs parcours, le type de relation qu’ils entretiennent avec les travailleurs sociaux et les autres disqualifiés et le sens donné à leur situation. Ainsi, il a pu déceler des formes différentes de résistance au stigmate. À travers l’examen des données qualitatives recueillies au cours des entretiens, Paugam a subdivisé ces grands ensembles catégoriels et dégagé les types d’expériences vécues qu’ils contenaient. Sa thèse consiste donc principalement en l’exposé d’une typologie construite autour du type de relation entretenue avec l’assistance sociale et des expériences vécues au regard de cette relation. Puis, dans un second temps, l'auteur analyse le processus de disqualification collective propre au territoire de la cité étudiée ainsi que le rôle des interactions entre habitants dans la construction de leur identité sociale et la mise en place de stratégies visant à résister au stigmate.
À la manière de l’auteur, nous allons rendre compte des caractéristiques de chacune des trois catégories, la manière dont peuvent être vécues ces situations objectives et les liens qu’il établit entre ces expériences et le statut objectif des enquêtés.
Les fragiles
Leurs difficultés sont essentiellement financières et sont liées à des statuts juridiques infériorisés dans l'emploi (stagiaires, chômeurs, CDD …). Leur recours à l'action sociale est donc principalement orienté vers l'obtention d'une aide financière. Ils ont tous conscience de leur place dans la hiérarchie des catégories socioprofessionnelles et aspirent, majoritairement, à un statut social plus élevé. Leur capital culturel ne leur permet pas de tirer parti de leur inactivité, de vivre le chômage, pour ceux qui y sont, comme un « chômage différé 3». L'aspiration principale de cette catégorie est l'accès à un emploi stable, dimension fondamentale de la réussite sociale. L'épreuve de l'infériorité sociale liée au statut juridique et le manque de ressources financières renforcent cette aspiration mais n'est pas vécue de la même manière par tous les fragiles. S’ils vivent bien une crise identitaire liée à l’apprentissage difficile de la disqualification sociale, cette crise se vit de deux façons : comme une fragilité intériorisée ou comme une fragilité négociée.
La fragilité intériorisée correspond à l'expérience vécue par des individus ayant connu un passé professionnel plus ou moins prospère et qui vivent l'expérience de la fragilité comme un réel déclassement. Ainsi présentée par l'auteur cette expérience constitue une rupture biographique dans la vie des individus. Ce déclassement social se traduit par un sentiment d'humiliation mais aussi par un certain malaise à l'égard de leur lieu d'habitat. Ces sentiments d'humiliation et de malaise se ravivent dès lors que les individus effectuent des démarches pour obtenir un nouvel emploi, bénéficier d'aides sociales ou autres. En effet, ces démarches mènent à l'objectivation et l'officialisation de leur statut, ils en ressortent « fichés » par les services d'action sociale. Cela est d'autant plus marquant que la fréquentation d'un service d'action sociale leur donne le sentiment d'être assimilés à des catégories de personnes qui leur sont totalement étrangères, les marginaux par exemple. Les individus tentent donc de réduire au maximum leur recours à l'action sociale.
La fragilité négociée est principalement vécue par les jeunes de moins de 25 ans. Ils ont, eux aussi, un sentiment d'infériorité sociale mais élaborent des rationalisations pour justifier leur situation sociale. L'auteur centre son analyse autour de jeunes diplômés ou qualifiés professionnellement qui ne résident plus dans la cité du Point-du-Jour. Il invite donc le lecteur à se référer aux travaux de François Dubet4 pour ce qui est de l’expérience vécue des jeunes de cité dépourvus de qualifications et de diplômes.
Ces jeunes, pour partie d’entre eux, ne voient pas d'intérêt à bénéficier de formations ou de stages. En effet, cela revient, pour eux, à accepter un statut social infériorisé qui les discréditera d'autant plus auprès des entreprises. Ils sont nettement plus enthousiastes que les individus présentés précédemment et font preuve de dynamisme pour « conjurer l'échec » (p.72). Par conséquent, ils usent des tous les moyens disponibles pour se sortir de leur situation. De fait, la relation qu'ils entretiennent avec les services d'action sociale est beaucoup plus pragmatique et ils ne ressentent pas de malaise à bénéficier d'une aide financière. L'absence de malaise à l’égard de l’assistance renvoie à deux caractéristiques de leur expérience : cette situation sociale est vécue comme une situation temporaire, leur jeune âge fait qu'ils ne sont pas encore pleinement insérés socialement et professionnellement, ils perçoivent donc les aides comme un « tremplin ». Ils n'ont pas de honte à exposer clairement leur situation à l'assistante sociale et à réclamer une aide financière, seule réponse valable à leurs maux. L'auteur qualifie cette démarche de « stratégie de consommation » (p. 79). Elle a pour effet de restreindre les possibilités d'action des services sociaux.
Ces deux types d'expérience se distinguent en ce qu'elles caractérisent, d'une part, une population plus âgée au passé professionnel discrédité par le recours à l'action sociale et, d'autre part, une population jeune pour qui le recours à l'action sociale sert de « tremplin » vers une carrière qui est toute entière à construire. Cependant, le refus partagé d'intérioriser les normes et les rôles sociaux de « la carrière d'assisté » les rend comparable : elles correspondent toutes deux à « l'apprentissage de la disqualification sociale » (p. 82).
Les assistés
Les assistés bénéficient de revenus liés à la protection sociale et d'une assistance sociale relativement lourde en raison de handicaps physiques ou mentaux ou de difficultés dans l'éducation des enfants. Ce suivi contractualisé les amènent à intérioriser certaines attentes normatives et à se conformer aux rôles attendus par les services d’action sociale dans le but de percevoir des aides. L'auteur utilise la notion de « carrière » développée par les travaux de l'École de Chicago afin de montrer que les types d'expériences vécues correspondent à des phases différentes de la carrière d'assisté. À chaque succession de phases de la carrière de l'assisté correspondent des transformations de la personnalité et des représentations que ce dernier entretient sur son existence. Même si les trois phases que l'auteur distingue semblent s'enchaîner (l'assistance différée, installée et revendiquée), elles ne constituent pas des étapes par lesquelles les assistés passent nécessairement, elles ne sont pas synonymes d’irréversibilité du processus d’exclusion. Autrement dit, il s'agit moins d'une analyse déterministe de la carrière morale des assistés que de l'examen des transformations probables de la personnalité et des représentations des individus au cours du processus d'assistance.
L'expérience de l'assistance différée se caractérise par une forte motivation à l'emploi malgré un degré assez élevé de dépendance à l'égard de l'assistance sociale. Les individus qu'elle concerne refuse d'être assistés dans l'ensemble de leurs difficultés, ils font donc preuve de distance à l'égard des travailleurs sociaux. Leur forte motivation à l'emploi traduit un refus d'identification au statut d'assisté. C'est parce qu'il s'agit du premier stade de l'assistance que le refus d'être assigné au statut d'assisté et la motivation à trouver un emploi s'exprime avec autant d'ardeur. Ainsi, ils tentent de ne pas systématiser leur recours à l'action sociale bien que leur marge d'autonomie soit très restreinte. Ils font preuve de résistance à l'égard des travailleurs sociaux et se refusent à une dépendance trop prononcée envers les services d'action sociale. L'assistance différée constitue la phase d'apprentissage du statut d'assisté qui ne sera acceptée que si l'individu fait l'expérience de l'assistance installée.
L'assistance installée marque une plus faible motivation à l'emploi et le développement d’une dépendance plus prononcée à l’égard des services d’action sociale. L'installation dans l'assistance semble plus rationnelle, au moins temporairement. Ce passage de l'assistance différée à l'assistance installée nécessite l'apprentissage des rouages de l'action sociale, des institutions, le rôle de chaque travailleur social … Elle marque l'intériorisation des attitudes qui « s'accordent à la logique de leur statut » (p. 107). De plus, ce type d'expérience n'est vécu que lorsque l'individu développe un certain nombre de justifications personnelles lui permettant de relativiser l'infériorité de son statut. L'analogie avec les travaux d'Howard Becker5 est, ici, explicite. Les rationalisations sont multiples : certains ne sont pas assistés pour eux-mêmes mais pour leurs enfants, la maladie ou l'invalidité, la référence au contexte économique. Ces formes de rationalisations sont le fruit d'un apprentissage. Elles permettent aux assistés de ne plus vivre le discrédit lié à leur statut comme un coût symbolique intolérable mais, au contraire, de l'accepter. À défaut de rechercher activement un emploi, ces assistés développent des « stratégies de relation avec les travailleurs sociaux » (p. 101). En s'attirant la sympathie du travailleur social ou en coopérant avec lui, l'assisté tente de pérenniser, voire d'accroître, le rendement financier de la relation.
L'assistance revendiquée marque une exacerbation des tendances observées dans l'assistance installée. La motivation à l'emploi a disparu et les relations avec les travailleurs sociaux tendent à se dégrader bien que la dépendance des assistés à leur égard soit de plus en plus prononcée. Étant la dernière étape de la carrière morale des assistés, elle concerne généralement les individus les plus âgés. La recherche d'emploi devient inexistante du fait d'un manque de qualifications quasi impossible à compenser arrivé à un certain âge. L'âge, lui-même, est un facteur handicapant sur le marché de l'emploi, surtout lorsqu'il s'accompagne de l'absence de qualifications. Les justifications et rationalisations auxquelles fait appel l'assisté l'empêchent d'envisager d'autres solutions. Dans certains cas « l'assistance devient un système total qui étouffe autant qu'il rend service » (p. 110). De plus, l'assisté est si fortement dépendant aux services d'action sociale qu'il tolère de moins en moins les restrictions d'aides, la relation que l'assisté entretient avec l'assistante prend la forme d'une revendication directe de ses droits. Cette attitude agressive envers l'assistante peut déboucher sur une rupture des relations et mener à la marginalité.
Les marginaux
Contrairement aux deux catégories précédentes, les marginaux ne disposent d'aucun type de revenus, qu'ils soient liés ou dérivés d'un emploi ou d'allocations d'assistance du fait qu'ils soient arrivés en fin de droit ou qu'ils n'aient tout simplement jamais bénéficié d'aides. Les trajectoires de ces individus sont souvent jalonnées d'échecs en tout genre, généralement depuis l’enfance. Loin de pouvoir revendiquer une identité positive ou l'appartenance à une subculture6, ces individus résistent individuellement en tentant de « retourner, au moins partiellement et symboliquement, le sens de leur marginalité » (p. 119).
A travers l'analyse des propos de ces individus, l'auteur montre que le processus de marginalisation trouve, en partie, ses origines dans les conditions objectives d'existence des individus, tous issus de milieux fortement défavorisés, au passé familial souvent chaotique. Le manque d'attache géographique, le recours à des pratiques illégales, l'impossibilité de trouver un équilibre de vie etc. sont autant de facteurs qui traduisent une crise identitaire profonde prenant sa source dans « l'accumulation des échecs depuis l'enfance et l'adolescence » (p. 126). Le mode de vie auquel ces individus sont contraints les éloignent considérablement des normes sociales dominantes, au regard de l'emploi bien sur mais aussi de l'hygiène, du logement ou autres. L'auteur distingue deux types d'expérience vécue : la marginalité conjurée et la marginalité organisée.
L'expérience de la marginalité conjurée touche les individus accablés par leurs difficultés et qui tentent de sortir de ce mode de vie, jugé trop instable et avilissant. Ils ont conscience de leur marginalité et condamnent, en quelque sorte, leurs choix passés. Ces individus vivent une profonde crise identitaire se traduisant par l'aspiration à un changement de statut et une prise de distance avec les milieux marginaux. L'aspiration à une vie plus stable nécessite une transformation profonde de l'identité des individus, elle-même conditionnée par la reconnaissance des autres, « facteur essentiel du processus de réinsertion » (p. 137).
Alors que dans l'expérience de la marginalité conjurée, les individus préfèrent se loger en dehors de toutes formes organisées de marginalité, ceux qui font l'expérience de la marginalité organisée développent un ensemble de stratégies pour occuper, plus ou moins durablement, des lieux en tout genre. L'organisation de la vie quotidienne et les travaux informels auxquels se livrent certains marginaux sont directement dépendants d'un lieu fixe d'habitat. Ainsi, lorsque certains réussissent à se fixer dans des « cahutes » ou autres cabanes, ils développent des formes de sociabilité et d’entraide liées à leur activité7. Ces marginaux n'éprouvent aucun sentiment d'humiliation à l'idée de se rendre dans les services d'action sociale pour y demander un complément de ressources ou d'autres biens en nature. Leur vie quotidienne s'organise autour « des normes pratiques et des exigences d'une vie précaire » (p. 147). En somme, ces individus recréent un ensemble de normes (de travail, de logement ...) concourant à la « reconstruction d'un cadre culturel tolérable » (p. 147).
Suite à l’exposé de cette typologie originale, on voit que les expériences vécues par les individus sont intimement liées à leurs conditions sociales objectives, définies par le type d'intervention sociale (ponctuelle, contractuelle, infra-intervention). Comme l'a montré l'auteur, l'existence d'expériences distinctes au sein d'une même catégorie de « pauvres » atteste de la marge d'autonomie des individus dans la construction de leur identité personnelle, elle dépend du degré d'acceptabilité des individus à l'égard des conditions fixées par les services d'action sociale. Plus globalement, la pluralité des expériences vécues et des types de relations entretenues à l'égard des services d'action sociale que les variables choisies par l'auteur révèlent (rapport à l'emploi, trajectoires sociales, âge …) nous montrent, à la suite de Simmel, que la catégorie des « pauvres » est loin d'être homogène.
En second ressort, l’auteur a dégagé les spécificités des relations sociales à l’intérieur de la cité du Point-du-Jour. Comment s'expliquent les difficultés à former un groupe solidaire au sein de la cité, par quels mécanismes est-elle devenue un territoire à bannir, comment se construit l'identité personnelle des individus au regard des rapports sociaux entre ménages partageant une identité sociale comparable ? Autant de questions auxquelles l'auteur aimerait apporter des réponses.
Le départ des premiers ménages arrivés dans la Cité marque le début du processus de disqualification sociale de cette dernière. Un fort taux de rotation des ménages s'observe dès le début des années 1980, ce taux constituant à la fois un indicateur et une cause de sa stigmatisation. Cette tendance altère considérablement les possibilités de développer des « relations sociales durables entre les locataires » (p. 163). La disqualification sociale de la Cité s'observe dès les premiers signes d'usure matérielle des locaux et des espaces collectifs sans pour autant en être la cause. Le délitement des relations sociales et la concentration de ménages en situation de précarité sont plus à mêmes d'expliquer ce processus.
L'auteur note l'existence d'un phénomène observé par N. Elias et J. L. Scottson dans une petite ville anglaise, « l'efficace du commérage discriminatoire ». Dans le cas de la cité briochine, les habitats voisins assimilent à l'ensemble de la population de la cité des comportements observables pour un nombre restreint de familles. Ceci a pour effet de culpabiliser l'ensemble de la population de la Cité et range du côté de leurs détracteurs un certain nombre de ménages incapables de répliquer, « aussi convenable et rangée que soit leur manière personnelle de se conduire » (p. 169). En même temps qu'ils appliquent à eux-mêmes le jugement produit à l'extérieur de la Cité, ils condamnent les comportements les plus indésirables menant, de fait, à un effritement des relations sociales à l'intérieur de la Cité. De plus, cette intériorisation subjective de l'image négative de la Cité s'est vue accentuée par son « ciblage » institutionnelle et médiatique8. L'auteur met donc l'accent sur l'aspect socialement construit de cette disqualification qui trouve sa source dans le discours généralisant et spontané extérieur à la Cité qui a progressivement pénétré la conscience de ses membres, les faisant s'y conformer. Les habitants participent donc activement à la construction de l'image négative de la Cité puisqu'en reconnaissant l'effet disqualifiant de l'appartenance à ce territoire, ils « adhèrent à l'image négative constituée à l'extérieur de la Cité qu'ils appliquent, dans une certaine mesure, à eux-mêmes » (p. 175).
Alors que certaines cités développent des formes spontanées de solidarité et de lien social, la Cité du Point-du-Jour ne cesse d'être divisée en elle-même. Étant socialement hétérogène, la Cité ne dispose pas de socle culturel commun sur lequel une action collective pourrait se fonder. La répugnance de certains habitants à l'égard de la Cité se traduit par une volonté manifeste d'en sortir et, par la même, d'accéder à un statut social plus valorisant, volontés loin d'être partagées. De plus, l'intervention des travailleurs sociaux à l'égard des assistés fait naître des dissensions liées au degré d'acceptabilité au modèle normatif proposé. En effet, les assistés qui font preuve de docilité à l'égard des normes véhiculées par les travailleurs sociaux condamnent ceux qui n'y adhèrent pas. Plus largement, l'intervention sociale renforcent l'hétérogénéité de la population en ce qu'elle n'est pas fondée sur un modèle unique. Elle freine, malgré elle, l'émergence de liens communautaires et de revendications collectives.
Comme le montre l'auteur, la concentration de ménages qui partagent les mêmes conditions objectives d'existence n'impliquent en rien l'existence de liens de solidarité. Au contraire, dans le cas de la Cité briochine, des stratégies de distinction s'observent entre les ménages qui n'entendent pas subir l'infériorité de leur condition sociale. À défaut de se distinguer par des valeurs sociales auxquelles elles n'ont que partiellement accès (le statut professionnel, l'argent, le capital culturel …), les ménages se mesurent les uns aux autres « à partir d'autres valeurs » (p. 184). L'identité parentale est l'une des valeurs à partir de laquelle se comparent les ménages précarisés. En effet, la place des ménages au sein de cette « infra-hiérarchie » (p. 190) est en partie tributaire de la qualité de l'éducation dispensée aux enfants. L'honnêteté des ménages à l'égard des services d'action sociale est aussi source de divisions sociales. Plus généralement, l'auteur nous montre que l'étalage des valeurs morales et des mérites personnelles permet de résister à un statut social fortement dévalorisé et traduit un « besoin de reconnaissance et d'affirmation de soi qui existe chez tout être humain » (p. 193). C'est par l'intermédiaire de ces valeurs morales qu'une hiérarchie s'instaure au sein de la Cité et que des stratégies de distinction comme le refus de l'assimilation par l'évitement de l'autre, la reconstitution de différences et le retournement du stigmate s'opèrent. En somme, l'hétérogénéité des expériences vécues et les stratégies de distinction mises en œuvre par les ménages constituent autant de freins à l'établissement de liens communautaires à même de structurer une action collective.
À travers cette perspective interactionniste, compréhensive et processuelle, Serge Paugam fournit une grille de lecture pertinente pour penser le phénomène de pauvreté. Cette grille repose sur l'articulation étroite effectuée entre les dimensions objectives et subjectives de la pauvreté. À l'aide de sa typologie et notamment de la catégorie des fragiles, il montre que le processus de précarisation « touchent de nouvelles franges de la population issues des catégories populaires et jusqu'ici intégrées sur le marché de l'emploi. » (p. 212). Ce constat a été mis en exergue par un certain nombre d'auteurs et est à mettre en lien direct avec les problématiques relatives à l'affaiblissement du rôle intégrateur du travail et, plus généralement, à « la nouvelle question sociale ». Cependant, sa typologie n'a pas la prétention d'épuiser le réel en ce qu'elle est constituée d'idéaux-types incapables, par définition, de rendre compte de toute la complexité des expériences vécues. Elle nécessite, par conséquent, une certaine prise de distance afin de ne pas tomber dans le piège d'une lecture déterministe dommageable. En effet, les expériences décrites ne constituent pas des phases par lesquelles passeraient nécessairement les individus. Autrement dit, la situation de fragilité d'un individu n'est pas l'étape première menant nécessairement au statut d'assisté puis de marginal. Le processus de disqualification sociale ne saurait être aussi linéaire et irréversible.
Enfin, si l'auteur met en lumière le rôle essentiel joué par les services d'action sociale dans l'étiquetage et la définition du statut de « pauvre », il montre également que leur technique de « ciblage », combinée aux stratégies de distinction internes à la Cité, rend quasi-impossible l'élaboration d'un mouvement social organisé. L'auteur, en pointant les « effets indésirables » de l'assistance, invite le lecteur à mener une réflexion sur les transformations des politiques sociales et notamment sur les projets d'insertion sociale et professionnelle et leurs effets à long terme. Les ouvrages publiés par l'auteur depuis La disqualification sociale ont tenté d'apporter des éléments de réponses à ces questions.