L'Esthétisation du monde par TimotheTrompesa
Avec L'esthétisation du monde, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy proposent une analyse du système capitaliste contemporain comme "mode de production esthétique" (p. 11). Fin observateur des logiques antinomiques à l'œuvre dans nos sociétés contemporaines, Lipovetsky réaffirme la pertinence du paradigme de "l'hypermodernité" en montrant que le capitalisme n'a eu d'autres choix que d'esthétiser ses productions pour répondre aux attentes des consommateurs qu'il a lui-même crée. Cela va sans dire mais le consommateur hypermoderne n'est pas le simple résultat de l'évolution du système capitaliste. L'auteur rappelle à juste titre les grandes transformations socioculturelles des pays occidentaux et montre en quoi ces dernières ont participé à l'élargissement du spectre esthétique des modes de production et de consommation. En outre, Lipovetsky s'appuie sur une perspective évolutionniste des modes de production et de consommation des sociétés capitalistes pour en retracer le fil conducteur esthétique. L'auteur rappelle tout au long de l'ouvrage les logiques qui l'ont conduit à développer la thèse hypermoderne de nos sociétés capitalistes. La thèse de l'auteur se nourrit des contradictions de notre époque en ce que chacune des idées développées dans l'ouvrage n'a de sens que par rapport aux forces qui la contredisent. De ce point de vue, l'auteur nous montre, à travers une présentation des différents stades de l'esthétisation du monde, que nos sociétés n'ont jamais autant manifesté d'intérêt pour l'esthétisation de la vie quotidienne, tant au niveau de la production des biens que de leur consommation, mais qu'à mesure que cet impératif esthétique s'est affirmé celui-ci s'est progressivement subordonné à la logique marchande. Pour Lipovetsky, nous sommes à l'heure de l'utilisation rationnelle et marchande du domaine des affects et de l'esthétique.
La perspective historique de l'auteur permet de ne pas tomber dans une lecture sensationnaliste du phénomène mais plutôt d'en mesurer le caractère hyperbolique. Ici, les différents axes d'analyse présentés (mode, design, musique, cinéma, architecture ...) n'ont d'inédit que l'échelle de leur déploiement dans l'espace social. Le superlatif hyper vient donc désigner l'inflation de logiques à l'œuvre au cours de la première phase de la modernité puis des Trente Glorieuses (du spectacle à l'hyperspectacle, la financiarisation accrue des mondes de l'art, la starisation tous azimuts, l'érosion des clivages traditionnels de l'esthétique ...). Ainsi, l'auteur nous décrit les différentes étapes d'esthétisation du monde directement liées aux évolutions du capitalisme lui-même. Les principales thèses développées par l'auteur au cours de ses précédents ouvrages sont toutes réinvesties ici : le culte du présent sur fond de passé revisité, l'obsolescence des produits culturels et leur prolifération quantitative, l'impératif esthétique et la banalisation de l'art, l'érosion des clivages de classe traditionnels et la consommation esthétique de masse, la disparition des oppositions high et low culture au profit d'une hybridation toujours plus poussée, l'introduction de l'esthétique dans des domaines originellement étranger à la notion de Beau ...
De manière générale, l'auteur dépeint un système qui a davantage apporté à l'esthétisation du monde que les avant-gardes modernistes tout en diluant la culture, au sens fort et élitiste du terme, dans le fun et l'entertainement, en en modifiant la portée originelle : celle d'une élévation spirituelle de l'Homme, d'une accession à l'Absolu par les arts. Le capitalisme transesthétique a introduit du Beau dans toutes les sphères de la vie quotidienne au prix d'une désacralisation des œuvres d'art et du statut d'artiste, en brouillant les frontières de l'art et de l'industrie, de l'art et de la publicité ... Il s'agit en fait pour Lipovetsky de mettre en lumière l'esthétisation capitalistique du monde dans laquelle la sphère marchande créée de l'esthétique en même temps qu'elle inaugure de nouveaux modes de consommation moins orientés vers l'affirmation statutaire que les besoins individualisés de différenciation sociale. C'est bien là une dimension fondamentale de la thèse défendue par l'auteur : au souci d'émancipation individuelle, de réalisation de soi et d'hédonisation des modes de vie répond une offre marchande basée toute entière sur l'expérience sensible et émotionnelle. L'intérêt de l'ouvrage repose aussi sur sa capacité à réinterpréter les grandes thèses défendues au cours des Trente Glorieuses, lesquelles semblent être invalidées par les faits. La "société du spectacle" de Debord devient une société de l'hyperspectacle dans laquelle l'offre pléthorique permet réflexivité et créativité, la reproduction infinie des oeuvres artistiques semble moins être un facteur de déperdition auratique de l'œuvre que production d'une œuvre d'art d'un genre particulier : la star. Plus encore, l'esthétisation du monde impulsée par le capitalisme artiste tiendrait plus de la dynamique du marché lui-même que d'une réponse aux critiques qui lui ont été adressés. En prenant à revers Boltansky et Chiapello, Lipovetsky considère que l'esthétisation du monde est moins une réponse à la "critique artiste" que la réponse idéale aux impératifs de concurrence toujours plus féroces. L'auteur considère même que "par-delà leurs antinomies évidentes, le capitalisme de consommation et les courants de la critique artiste ont travaillé ensemble au même discrédit de l'ancien système de légitimation de la modernité disciplinaire" (p. 129) laissant place à une hypermodernité hédoniste dans laquelle le Beau tire moins son crédit d'une imposition normative figée que des désirs de singularité et des logiques concurrentielles capitalistes. Sans détailler outre mesure les différentes lignes d'argumentation de l'auteur, l'ouvrage n'hésite pas à s'attaquer aux penseurs canoniques de la modernité et de la société de consommation pour asseoir son propos. En dernière instance, Lipovetsky se propose de revenir sur les grands paradoxes de l'hypermodernité transesthétique laquelle tente d'associer valeurs hédonistes et culte de la performance, hédonisme consommatoire et médicalisation de la vie, pluralisme esthétique et dictature de la beauté corporelle ... "La modernité a gagné le défi de la quantité, l'hypermodernité doit relever celui de la qualité dans le rapport aux choses, à la culture, au temps vécu" (p. 436).
L'ouvrage de Lipovetsky et Serroy défend donc une thèse forte, celle d'une esthétisation du monde croissante dans un contexte où les ravages de l'économie mondialisée ne cessent de s'exprimer, dont l'épaisseur (493p.) tient majoritairement à l'exemplification et la mise en perspective historique du propos. De ce point de vue, l'ouvrage se lit avec une facilité déconcertante, l'écriture est fluide et le style limpide, les exemples retenus sont parlants et illustrent bien les propos des auteurs. Si le livre est très largement abordable et instructif pour les lecteurs non-initiés aux sciences humaines, on regrettera tout de même le manque de rigueur méthodologique de l'auteur. En effet, l'ouvrage s'abstient du caractère parfois rébarbatif de la méthode sociologique pour délivrer une argumentation qui n'en est pas moins infalsifiable au sens popperien du terme. C'est là l'écueil principal du livre : si l'argumentation est séduisante tant par ses apports théoriques que les nombreux exemples cités, la justesse du propos se heurte d'une certaine façon à son évidence. Par ailleurs, les lecteurs familiers de Lipovetsky le trouveront parfois redondant, à la limite d'une recherche maladroite de légitimité conceptuelle tant il se répète et réaffirme la pertinence de ses analyses. L'esthétisation du monde démontre tout de même la capacité de l'auteur à faire des contradictions de notre société et de sa propre argumentation la force majeure et légitimante de la notion d'hypermodernité. Reste au livre de ne pas devenir un simple bien de consommation mais bien plutôt un outil de réflexion essentiel pour penser la dimension esthétique du capitalisme.