Souvent, le plus difficile, quand on aborde un roman vraiment long, c'est de commencer. Si l'écrivain est bon, une fois le livre débuté, le reste va tout seul.
Et Stephen King est bon. Très bon, même. Au point que, si vous passez la première page de ce Dôme, vous ne pourrez plus faire marche arrière.
Avec un art unique de la narration, King nous entraîne au fil de ces 1200 pages dans un roman parmi les plus passionnants, voire addictifs que je connaisse. Pas une ligne est en trop. Tout ce qui se trouve ici est strictement indispensable.
Comment s'y prend-il ? Des chapitres courts (deux ou trois pages en moyenne ; les rares chapitres longs sont ceux où il y a beaucoup d'action, il en sont donc d'autant plus passionnants), ce qui augmente le rythme. Une capacité de nous faire comprendre que le pire est encore à venir ("Le pire, c'est qu'on n'a pas encore vu le pire", dira un des personnages). Des annonces de ce qui risque d'être la suite de l'histoire, à la fois de façon obscure pour qu'on ne puisse pas deviner les faits exacts mais assez claire pour qu'on puisse comprendre que ce sera terrible.
Et une multitude de personnages.
Ici, King fait vivre toute une ville. Au fil des pages, on suivra toute une population. Toutes les couches sociales seront représentées : les autorités, le médecin, le chef de la police, mais aussi un poivrot, des ados rebelles, de simples fermiers et un junkie de première classe. Et j'en passe. Et l'un des grands talents de King, c'est de faire vivre littéralement toute cette multitude, sans jamais perdre le lecteur, sans jamais l'ennuyer. Car, en plus d'être un narrateur hors pair, c'est un psychologue qui sait aller au fond des volontés de ses personnages. C'est aussi un humaniste, capable de trouver des excuses même à la pire des ordures.
Car c'est une évidence : parmi ces personnages, il y a une belle quantité de salopards. Et pas des petits ! Et il faut bien comprendre que le cauchemar du roman n'est pas vraiment causé par le dôme. La situation était déjà explosive avant l'apparition mystérieuse de cette barrière qui va couper Chester's Mills du reste du monde. Le dôme a peu près vaguement accéléré les choses, mais il n'a rien créé.
Car Dôme n'est quasiment pas un roman fantastique. Disons, plus précisément, que le fantastique y tient une place marginale. Le samedi 21 octobre en matinée, un dôme invisible apparaît subitement et coupe une petite ville du reste du monde. D'où vient-il ? La seule réponse certaine, c'est qu'il n'est pas naturel (il suit les frontières exactes de la ville). Expérience d'un tout-puissant complexe militaro-industriel ? Expression de la colère divine ? Les questions restent ouvertes, mais ce sujet est finalement très secondaire dans le roman. Si vous comptez lire Dôme pour le surnaturel, passez votre chemin, vous serez déçu.
Ce qui intéresse King, c'est la réaction de la population. Et là, on est servi.
La ville est dirigée par trois "conseillers" (dans une de ses notes, le traducteur nous dit que ça arrive dans certaines villes de Nouvelle-Angleterre). Le premier conseiller, c'est un peu comme le maire, et les deux autres sont ses adjoints. Sauf qu'ici, le premier conseiller est une marionnette, un homme de paille sans aucun pouvoir (et surtout sans aucune volonté). Le véritable patron, c'est le deuxième conseiller, Big Jim Rennie, vendeur de voitures d'occasions et ordure de la plus grande catégorie.
Le genre qui va profiter du dôme pour asseoir son pouvoir. Et on voit là tout le travail de préparation de l'auteur, pour que l'action du roman se déploie petit à petit. Rennie va suivre l'ascension au pouvoir de Hitler : instaurer un climat de peur, créer sa propre milice personnelle, procéder à des attaques terroristes mais en accuser ses opposants et en profiter pour éliminer toute l'opposition, museler la presse, se faire finalement acclamer par une population trop apeurée pour réfléchir clairement et qui croit pouvoir avoir confiance en un homme fort. On assiste même à un incendie qui n'est pas sans rappeler celui du Reichstag.
Et c'est là qu'on comprend le véritable enjeu de ce roman. King dit avoir commencé son écriture en 1976, mais il l'a alors vite abandonné. Et ce n'est qu'en 2007 qu'il reprendra le tout. Ce n'est pas un hasard.
Dôme est un des plus grands romans politiques sur l'ère George W. Bush. King, qui n'a jamais caché ses convictions démocrates (comment s'appelle le journal de Chester's Mills ?), attaque de façon virulente l'Amérique de Bush fils, cette Amérique des minuscules villes coupées du monde, retranchées sur elles-mêmes. La fascination pour les armes et la violence. L'hypocrisie religieuse. L'individualisme forcené. La haine du gouvernement fédéral de Washington, considéré comme un ennemi intérieur. L'instrumentalisation du terrorisme. Les lois liberticides votées par Bush suite au 11-septembre. Tout y passe. Même la guerre en Irak et les séances de torture des prisonniers.
Le tout sous la forme d'un innocent divertissement, passionnant d'un bout à l'autre.
Dôme n'est pas simplement un des plus grands romans de King, mais un des meilleurs romans américains contemporains.