Il y a des livres qu'on ne choisit pas mais qui se présentent à nous et s'imposent dans notre vie de lecteur sans que l'on ne comprenne vraiment pourquoi. En ce qui me concerne, c'est le cas pour Marcel Proust et son oeuvre colossale, à la recherche du temps perdu.
Bref, un jour que je buvais un café dans le bureau d'un ami, je passe devant le livre du Côté de chez Swann et le lui emprunte. le livre reste sur mon bureau deux bons mois à me regarder. Je le scrute en me disant que je finirai bien par le lire. Et puis je lis toute les critiques existantes sur l'écrivain : un génie, un style inégalé, une oeuvre construite comme une cathédrale… Je prends alors l'objet si tentant et petit à petit, je le découvre, l'entrouvre et lis quelques morceau au hasard. Grand Dieu, c'est vrai que c'est bien écrit…
Et puis un été à la montagne je me décide. Je prends le bouquin avec moi. J'en aurai le coeur net et au moins, je pourrais me faire un avis sur un auteur non-négligeable de notre panthéon des grandes figures littéraires.
Très vite je comprends le phénomène Proust. Je comprends la portée de ce que je suis en train de lire, même si je reste sceptique sur le contenu, le sens profond du récit que je traverse non sans efforts, je l'avoue. J'ai d'ailleurs l'impression de me frayer un chemin au coupe-coupe dans la jungle : parfois, je relève la tête et souffle : il faut avouer que sans une concentration assidue, il est facile de se perdre, d'arrêter, ou pire, de lire sans comprendre. Les phrases, chez Proust sont de véritables envolées lyriques, passionnées, entrecoupées de digressions en tout genre et dont la fin, parfois, n'a pas de lien avec le début. Ainsi, il faut à mon sens se laisser porter par ce style, un peu comme une pirogue par le courant d'un fleuve, tout en restant plongé dans notre lecture pour apprécier pleinement l'oeuvre. Deux maîtres mots : concentration et tranquillité.
Mais cette complexité n'a absolument rien de pompeux. Au contraire, Proust porte simplement en estime son lecteur et se permet d'être exigeant avec lui, de s'appuyer sur son intelligence afin de l'emmener plus haut. Beaucoup plus haut. Nous sommes loin de la littérature populaire, celle qui se complet dans le vice en prétextant le dénoncer. Nous sommes loin de l'excitation triviale des sens et des émotions du lecteur. Proust, avec un style révolutionnaire, renoue avec la grande littérature, celle qui élève le lecteur au lieu de se mettre à son niveau.
Proust fait partie de ces auteurs qui font passer les impressions avant les émotions : il s'agit de recréer l'impression chez le lecteur de l'émotion de l'écrivain. C'est en tant qu'artiste, et avec sa sensibilité que Proust capture des instants ou des morceaux de vie, et par son talent d'écrivain, nous les fait ressentir.
L'impression que Proust veut créer est celle du réenchantement. La première partie ainsi que la troisième, font passer l'action au second plan. Nous contemplons le monde à travers les yeux de l'écrivain et ce dernier, en utilisant la mémoire, va faire renaître en nous le réenchantement du monde extérieur : la douceur d'une mère, la beauté d'une aubépine, la madeleine offerte à l'heure du goûter… Cette première partie est descriptive, le style évoqué plus haut sert à merveille ce thème de la contemplation.
Puis, en nous racontant l'histoire de Charles Swann dans une deuxième partie, véritable roman dans le roman, et de son amour avec Odette de Crécy, l'auteur, même s'il effectue une rupture narrative, reste fidèle à son intention première, celle de nous redonner goût aux choses, celle de nous rappeler nos premières fois.
Cette fois-ci, cependant, c'est à travers la désillusion d'un homme vis-à-vis du sentiment amoureux que nous allons comprendre pourquoi, en grandissant, les choses perdent leurs saveurs originelles. Un amour de Swann est l'histoire du désenchantement amoureux.
Swann ne tombe jamais vraiment amoureux d'Odette. Il aime le sentiment amoureux provoqué par cette femme, cette place que prend une seule personne dans une vie mondaine dont il se lassait déjà avant. A aucun moment il n'éprouve d'admiration pour Odette. S'il éprouve de la compassion ou s'il fait preuve d'attention, c'est toujours par égoïsme ou jalousie. Odette ne lui sert qu'à exciter un sentiment amoureux complètement frivole.
La fin de la partie Un amour de Swann est remarquable par sa beauté et par sa signification. Swann rêve et dans un mélange d'absurde et de réalisme, s'énerve de la disparition d'Odette, lors d'une ballade. Puis plus tard, hors du monde des rêves cette fois mais perdu dans ses songes, il repensera à cette histoire comme à un gâchis, une perte de temps. Proust renvoie ainsi son lecteur au titre global de l'oeuvre et entame de manière magistrale son monument littéraire.
Pour conclure, du Côté de chez Swann est un objet littéraire dense et incroyablement riche. Sa complexité repose principalement dans son style, donc dans sa forme. Pour ce qui est du fond, l'oeuvre offre à son lecteur toutes sortes d'impressions, et notamment celle de regarder un tableau peint par un jeune artiste génial, le tableau d'une époque, un peu flou de près mais grandiose si on le prend dans son intégralité. le génie de Proust est de créer en nous la volonté d'aller plus loin et de percer les mystères de son oeuvre en lisant la suite. du côté de chez Swann est juste la porte majestueuse par laquelle nous pénétrons dans l'univers de son auteur. A suivre donc…