Le journaliste Jason Schreier s'est entretenu avec les responsables de certains jeux plus ou moins importants (en taille) comme Pillars of Eternity, Diablo III, Uncharted 4, Dragon Age Inquisition, The Witcher 3 ou Shovel Knight) dans le but de retracer leur développement afin de montrer toutes les vicissitudes semble-t-il inhérentes à la production vidéoludique.
L’aspect notable par rapport à d’autres livres ayant pour objet le jeu vidéo est donc d’abord pour l’auteur d’avoir accès à des sources directes (ce qui donne des anecdotes très pertinentes et des impressions de "confession") contrairement à certains types d’ouvrages, dont notamment ceux de chez Third Editions qui se contentent généralement de s’appuyer sur des articles dénichables sur la toile.
L’ouvrage est construit d’une manière assez simple, chacun des 10 chapitres de l’ouvrage étant consacré à un jeu en particulier. Certes, même s’il existe des singularités propres à chaque développement (histoire du studio différente, produit à réaliser divergeant, directeurs de studio aux profils hétérogènes), des problématiques communes sont dégagées par l’auteur. A savoir, des difficultés à tenir des délais préalablement fixés, un rythme de travail soutenu voire infernal à certaines périodes (pour au choix produire une démo pour un salon afin de créer ou le buzz ou tout simplement pour sortir le jeu), un investissement de véritables passionnés, des débats intenses au sein des équipes voire des oppositions frontales (entre « directeurs » artistiques ou avec le « directeur » financier), etc.
Un point pertinent pour moi dans la construction de l’ouvrage, mais je pense soumis à discussion, est à chaque chapitre la contextualisation de chaque production. En somme, Schreir opère une sorte de généalogie de l’œuvre. Par exemple, lorsque l’auteur commence son chapitre sur The Witcher 3, il revient sur la (pré)création du studio, tous les jeux sur lesquels les développeurs ont auparavant travaillé avant d’arriver sur le jeu-sujet en question. Ne connaissant pas véritablement l’histoire des principaux studios ou parcours des créateurs indépendants, j’ai trouvé cet angle vraiment intéressant dans une optique informationnelle. Néanmoins, pour un lecteur déjà au fait de ces informations, il pourrait regretter que cet aspect historique prenne parfois environ la moitié du chapitre en question …
Pour rester sur la forme afin d’aborder deux ou trois points sur le fond, il ne faut pas s’attendre à des réflexions/théorisations complexes de l’auteur. On reste sur du travail « journalistique » (sans connotation péjorative) classique dans le sens où Schreir se contente d’une mise en récit qu’il agrémente d’interviews tout en se permettant parfois quelques remarques sur l’industrie du jeu vidéo. Au niveau stylistique, là encore, c’est en mode jetable Gilette, ça fait le stricte nécessaire pour le caractère informatif de l’ouvrage, mais il ne faut point s’attendre à trouver une belle plume.
Au niveau du fond, je vais essentiellement revenir sur les deux ou trois points qui ont marqué ma lecture.
L’exemple du chapitre sur Pillars of Eternity et le studio Obsidian, nous permet de nous attarder sur la difficulté d’existence d’importants studios indépendants, où finalement, certes le studio est indépendant du point de vue du statut juridique et de la personnalité morale mais qui souvent dépend finalement, des principaux éditeurs ! Donc de ceux la même desquels ils veulent souvent se détacher. L’exemple d’Obsidian est particulièrement éclairant. Travaillant pour Microsoft sur un jeu de commande (de mémoire pour le Xbox One) ayant nécessité des embauches conséquentes, du jour au lendemain, au vue des difficultés de production de l’œuvre souhaitée et des incertitudes de l’éditeur, celui-ci coupe la pompe à financement en stoppant net le projet. D’un coup, le patron d’Obsidian se retrouve avec des dizaines d’employés qu’il ne peut plus rémunérer et une vague de licenciement suit. Au pied du mur, le studio doit ensuite pour survivre entamer une course au financement en présentant divers projets à nombre d’éditeurs (encore une fois, on remarque bien que la dépendance est réelle envers ceux qui détiennent les cordons de la bourse). Finalement, le studio s’en est sorti grâce au recours au financement participatif (à travers la plateforme Kickstarter) de milliers de joueurs du monde entier.
Avec d'autres jeux (Dragon Age, Uncharted 4, etc.) le journaliste illustre une des principales caractéristiques de la production de jeux AAA (et même ceux d’une plus petite envergure) aux équipes démesurées : les nombreuses itérations, changements de fil rouge, d’objectif, d’angle de vue, qui conduisent irrémédiablement à des reports de calendrier et donc des dates de sorties. C’est à la lecture d’ouvrages comme celui-ci qu’on se rend timidement compte à quel point produire un jeu vidéo est une entreprise complexe et incertaine. Finalement, l’auteur nous explique bien la difficulté de l’interaction, une des essences du jeu vidéo, et d’une relative « liberté » inhérente au médium comme « causes » par nature des difficultés pour les développeurs. Ces éléments, et d’autres, entraîne une complexité réelle (quel que soit le studio et les individus talentueux aux manettes) des tâches de prévision et d’évaluation du temps nécessaire pour chaque tâches (qui doivent en plus être assemblées et cohérentes entre elles !). Surtout que, comme insiste l’auteur et aussi les développeurs interviewés qu’une idée de gameplay, de gamedesign doit être obligatoirement testée pour faire preuve de son utilité et sa validité. En effet, une bonne idée peut ne pas être plaisante ou pertinente une fois concrétisée. De nombreux petits exemples sont ainsi donnés dans le chapitre consacré à Uncharted 4 comme le fait de signaliser ou non les endroits où utiliser son grappin (au risque que le joueur soit perdu et frustré de voir qu’il ne peut l’utiliser où il le souhaite) ou encore de pouvoir escalader des parois en tirant dessus ce qui laisserait des emplacements pour grimper (idée aussi abandonnée). Bien entendu, ces changements de directions (particulièrement notables sur Uncharted 4 où la cheffe de projet a été remplacée et où il a fallu en grande partie reprendre le jeu depuis le départ), ces itérations diverses, ces multiples tests nécessaires conduisent, outre des reports de sortie, les équipes à des rythme de travail plus que conséquents (avec souvent des heures supplémentaires non payées même en terminant à 1h du matin).
Un des aspects transversaux du livre est aussi la mise en lumière du rôle de chaque membre d’une équipe de production (je n’avais qu’une idée très vague auparavant) et notamment sur le positionnement de chacun dans le processus de création et d’arbitrage (chef de projet, directeur créatif, producteur, etc). Cette notion d'arbitrages, différentes selon les studio, est d’ailleurs particulièrement intéressante car on se rend compte des multiples et quasiment omniprésentes oppositions entre les différents « responsables » (entre créatifs ou encore entre créatifs et celui en charge, évidemment, du budget où chacun dans on rôle essaye de tirer le plus possible la corde vers lui). Ces oppositions de fond, ou rivalités de personnes sont d’ailleurs responsables de nombreux départs lors du développement (la cheffe de projet initiale d’Uncharted 4 écartée, les multiples oppositions au sein du studio Bungie, qui d’ailleurs fonctionne moins efficacement depuis … leur indépendance, cocasse).
Néanmoins, les chapitres que j’ai préféré parcourir sont ceux consacrés aux jeux indépendants que sont Shovel Knight et Stardew Valley, le journaliste ayant choisi de mettre en lumière deux expériences réussies. En effet, c’est à travers ces productions qu’on perçoit finalement le mieux les difficultés dans ce secteur et le tout est baigné dans une ambiance artisanale qui semble rappeler l’aube du médium vidéoludique.
Plus globalement, cette « ambiance artisanale » n’a rien idyllique, car au contraire, les chapitres consacrés à ces deux jeux exposent bien l’investissement conséquent et les sacrifices personnels des concepteurs pour sortir leur œuvre, avec bien entendu au départ, aucune perspective assurée de succès, preuve s’il en est de la passion (et folie ?) qui anime nombre de développeurs indépendants (pourrait-on dire ici, « véritablement » indépendants ?).
Par exemple, pour produire Shovel Knight, la poignée de membres de l’équipe a quitté (plus ou moins volontairement) son emploi stable (à défaut d’être enrichissant, la plupart travaillant pour un développeur fabriquant des jeux services à la chaîne sur mobile) pour s’investir à 100% dans leur projet commun pendant X mois/années (en se reposant donc sur proches et ses économies) et avec des semaines de travail pouvant monter jusqu’à 100h (!). C’est la même chose pour Stardew Valley que l’on doit à un développeur unique qui a travaillé seul pendant plusieurs années chaque jour devant son ordinateur (et étant heureusement entretenu par son amie) jusqu’à l’écœurement. Ce qui marque finalement, c’est cette motivation et cet investissement ahurissant de ces individus prêts à tout sacrifier pour ce « rêve ». Produire son œuvre.
A la sortie de la lecture de ces deux chapitres sur ces deux jeux indépendants on se dit qu’outre la qualité des œuvres, le succès d’une telle œuvre tiens parfois plus à la chance et aux opportunités saisies (comme notamment être présent sur un salon et arrivé à intéresser un journaliste influent ou un joueur influent), ne pouvant compter sur la force de marketing des grands éditeurs, afin de réussir à créer/provoquer un bouche à oreille qui prenne de l’ampleur afin de se distinguer et se démarquer de centaines d’autres projets indépendants. Reste que malgré ces difficultés, il est toujours bon de voir qu’une individu unique ou une poignée peuvent encore créer une œuvre d’une qualité équivalente aux grosses productions (peut on imaginer cela au cinéma ?).
Finalement, l'auteur de Stardew Valley résume bien la chose : "Je ne suis qu'un type qui a eu de la chance et qui a créé le bon jeu au bon moment". Mais, qu’en est-il de tous les autres ?