Après qu’il ait littéralement nettoyé le paysage autour de son héros déchu, Harry Hole, à la fin du terrible Le couteau, on était en droit de ne plus attendre de la part de Jo Nesbø de nouveau chapitre des aventures du plus grand (et du « pire ») flic norvégien. Deux plus tard, voici pourtant notre « Dirty Harry » de retour aux affaires, travaillant cette fois « dans le privé », pour le contre d’un très antipathique milliardaire soupçonné d’avoir tué deux jeunes femmes ayant assisté à l’une de ses soirées.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce treizième volume est aussi tendu, stressant et palpitant que ses prédécesseurs, et qu’on peut le recommander sans crainte à qui aime ses polars scandinaves bien glauques et addictifs. Ceci dit, même si l’on retrouve les caractéristiques – un peu usées, désormais – de tous les Harry Hole, avec un criminel particulièrement diabolique et pervers, dont seul Hole soupçonne qu’il est autre chose qu’un « classique » Serial Killer, et avec des interactions permanentes et dangereuses entre l’enquête menée par Hole et sa vie privée, amoureuse surtout. Bon, rien de nouveau, donc, nous direz-vous, avec en plus l’éternelle obsession du détective pour l’alcool (dont cette fois, quand même, il arrive assez rapidement à sortir) : ce n’est pas tout à fait exact, car on sent que Nesbø cherche à se renouveler.
Il y a d’abord de démarrage dépaysant à Los Angeles (on avait un peu oublié que lors de ses deux premières aventures, Hole voyageait !)… même si cette partie n’est pas la plus crédible du livre : on sent qu’elle a été imaginée afin de fournir une justification à son travail pour l’abject milliardaire norvégien au compte duquel il va enquêter, qui soit moralement compatible avec le profil psychologique intransigeant de Hole. Et jusqu’au bout, on espère que cette ouverture californienne entre en résonnance avec l’enquête…
Il y a ensuite l’argument scientifique plus ou moins crédible (nous ne sommes pas qualifiés pour en juger…) qui sous-tend la stratégie du tueur, débouchant sur des scènes gore, et qui risque de désarçonner un lecteur plus habitué à l’imparable logique d’enquêtes policières qu’à des délires qui apparenteraient Eclipse totale aux romans d’un Grangé ou d’un Chattam : est-ce là un virage dans la trajectoire de Nesbø ou un simple dérapage contrôlé ?
Et enfin, la plus claire rupture avec la construction de la série jusque là consiste dans le fait que nous accompagnons l’assassin tout au long du livre en parallèle de l’enquête, ce qui nous donne une longueur d’avance sur Hole et sa petite troupe, tant sur les mobiles du tueur que sur son modus operandi : cette construction a pour effet pervers (et certainement voulu par un auteur qui contrôle toujours très bien ses récits) de nous faire apparaître le fameux policier beaucoup moins fascinant, quand nous le voyons accumuler les erreurs de jugement et les mauvaises décisions. Eclipse totale est donc le livre qui voit Nesbø déboulonner son super-héros de son piédestal pour en faire un homme faillible comme les autres. C’est d’ailleurs peut-être bien là la raison de cette fameuse éclipse qui ne sert à rien dans le roman mais en est le titre, puisque le génie de Harry Hole semble ici aux abonnés absents, littéralement « eclipsé » par celui de son adversaire.
On sait déjà que Harry Hole reviendra dans un quatorzième livre, puisque, subrepticement et d’une manière assez ludique, Nesbø introduit son futur antagoniste au fil des pages d’Eclipse totale. Ne le nions pas : nous avons hâte d’y être !
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/02/27/eclipse-totale-de-jo-nesbo-parasites/