• Fabrice Hadjadj fait partie des intellectuels catholiques dont la renommée est bien établie. J'avais beaucoup apprécié l'un de ses essais précédents "La foi des démons" (2009). Cet essai sur l'écologie "tragique" de 2024 m'a beaucoup déçu et même agacé. La lecture d'Ecologie tragique est pénible, difficile d'aller jusqu'au bout sans éprouver une gêne, voire un dégoût... Cela ne tient pas seulement au style d'écriture qui se veut brillant mais dont les manies finissent par sonner superficiel. Cela tient surtout au fond et à l'argumentation développée. Pour le dire brièvement il s'agit ici d'une justification de la violence et d'une exaltation de la notion de sacrifice avec au passage une louange à la corrida! Cela fait beaucoup... pour 177 pages. Et notre philosophe de citer le jugement de Orson Welles sur la tauromachie: "Indéfendable et irrésistible" (p.157). Expression que l'on pourrait appliquer à tous les péchés et à toutes les concupiscences... Mais le pire est plus loin dans le texte lorsque Hadjadj se met sous l'autorité d'Hemingway en matière de corrida... le brave auteur, déçu de ce qu'il n'y ait plus de guerres, écrivait en effet: "Le seul endroit où l'on pût voir la vie et la mort, j'entends la mort violente, maintenant que les guerres étaient finies, c'était dans les arènes à taureaux, et je désirais beaucoup aller en Espagne, où je pourrais les observer" (p.163). Hemingway aurait pu économiser pas mal d'argent en se rendant dans les abattoirs de Chicago pour y jouir du magnifique spectacle de la mort violente qui lui manquait tant... dans un temps privé de la bénédiction de la guerre!
  • Quant à l'argumentation "philosophico-biblique", elle laisse songeur... Eloge du sacrifice nécessaire (opposé la culture de la vie disqualifiée en survie) alors que Jésus non seulement a aboli les sacrifices de l'Ancienne Alliance mais a déclaré de manière explicite, dans la pure lignée de la grande tradition prophétique: "Allez apprendre ce que signifie : Je veux la miséricorde, non le sacrifice. " (Matthieu 9, 13). Quant aux sacrifices de l'Ancienne Alliance, Hadjadj oublie de mentionner que c'est la partie du culte que les Juifs ont en commun avec tous les cultes païens. Zeus, Jupiter et Yahvé même combat: vive les sacrifices d'animaux! Abel est le premier sacrificateur (Genèse 4, 4) suivi par Noé à la sortie de l'arche (Genèse 8, 20.21): "Noé bâtit un autel au Seigneur ; il prit, parmi tous les animaux purs et tous les oiseaux purs, des victimes qu’il offrit en holocauste sur l’autel. Le Seigneur respira l’agréable odeur, et il se dit en lui-même : « Jamais plus je ne maudirai le sol à cause de l’homme : le cœur de l’homme est enclin au mal dès sa jeunesse, mais jamais plus je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. Tant que la terre durera, semailles et moissons, froidure et chaleur, été et hiver, jour et nuit jamais ne cesseront. » Le Seigneur qui est Esprit a donc des narines et un odorat fort développé... Il respira l'agréable odeur nous dit la Genèse, expression que l'on retrouve appliquée de très nombreuses fois aux dieux du panthéon gréco-romain qui eux aussi sont fans de l'agréable odeur issue des graisses animales brûlées sur l'autel... N'est-ce pas très païen tout cela? Hadjadj oublie de signaler que le sacerdoce du Christ n'est pas celui des Lévites mais qu'il se situe dans la lignée de Melchisédech le prêtre du Dieu très haut qui, comme Caïn, offrait du pain et du vin, annonce évidente de la dernière Cène au cours de laquelle Jésus choisit le pain et le vin pour instituer le sacrement de la nouvelle Alliance... Cela fait décidément beaucoup d'oublis pour un homme aussi cultivé dans le domaine biblique! Oublis qui semblent bien volontaires puisqu'il s'agit d'exalter à tout prix les sacrifices sanglants et le sacrifice en général...
  • A la page 151 une attaque insidieuse (dont la formulation est rempli de déférence) contre le pape écologiste François qui prône dans "Laudato si'" la sauvegarde de la maison commune: "Le dernier pape, dans Laudato si', demande de sauvegarder la maison commune. Le premier pape, dans sa seconde lettre, demande de hâter l'avènement du jour de Dieu". Hadadj prêche ici une écologie eschatologique en s'appuyant sur l'autorité de Pierre: "Mais les cieux et la terre de maintenant, la même parole les réserve et les garde pour le feu, en vue du jour où les hommes impies seront jugés et périront... Cependant le jour du Seigneur viendra, comme un voleur. Alors les cieux disparaîtront avec fracas, les éléments embrasés seront dissous, la terre, avec tout ce qu’on a fait ici-bas, ne pourra y échapper. Ainsi, puisque tout cela est en voie de dissolution, vous voyez quels hommes vous devez être, en vivant dans la sainteté et la piété, vous qui attendez, vous qui hâtez l’avènement du jour de Dieu, ce jour où les cieux enflammés seront dissous, où les éléments embrasés seront en fusion." A l'instar des sacrifices, cette vision de la fin du monde est très proche de celle de la philosophie païenne stoïcienne... celle de l'embrasement des astres, à la différence près que chez les stoïciens c'est le cycle de l'éternel retour qui régit le cosmos. Il s'agit de la théorie de l'ekpurosis qui semble avoir influencé l'auteur de la seconde lettre de Pierre: "L’ekpurosis (du grec ancien, ἐκπύρωσις, ekpurōsis, conflagration, dérivé du mot πῦρ, feu, lumière) est un concept stoïcien selon lequel le cosmos est détruit cycliquement par une conflagration universelle, à chaque Grande Année. Le cosmos est ensuite recréé pour être à nouveau détruit à la fin du nouveau cycle." Sauf erreur de ma part, Hadjadj, de manière symptomatique, ne cite pas la suite du passage de Pierre qu'il utilise pour son écologie tragico-eschatologique: "Car ce que nous attendons, selon la promesse du Seigneur, c’est un ciel nouveau et une terre nouvelle où résidera la justice." (2 P 3, 13). Comme souvent les textes bibliques présentent bien des contradictions: d'un côté tout disparaitra dans le feu, de l'autre c'est une terre nouvelle qui surgira... Hadjadj a choisi la version la plus violente, la moins pacifique... celle qui semble mettre en contradiction le pape écolo avec la Bible! Sans parler d'un passage étrange de l'Apocalypse qui semble situer le Royaume des Cieux sur la terre! "Pour notre Dieu, tu en as fait un royaume et des prêtres : ils régneront sur la terre. » (5, 10). Sans parler d'un autre texte encore plus mystérieux décrivant le règne des justes pendant 1000 ans: "Puis j’ai vu des trônes : à ceux qui vinrent y siéger fut donné le pouvoir de juger. Et j’ai vu les âmes de ceux qui ont été décapités à cause du témoignage pour Jésus, et à cause de la parole de Dieu, eux qui ne se sont pas prosternés devant la Bête et son image, et qui n’ont pas reçu sa marque sur le front ou sur la main. Ils revinrent à la vie, et ils régnèrent avec le Christ pendant mille ans. Le reste des morts ne revint pas à la vie tant que les mille ans ne furent pas arrivés à leur terme. Telle est la première résurrection. Heureux et saints, ceux qui ont part à la première résurrection ! Sur eux, la seconde mort n’a pas de pouvoir : ils seront prêtres de Dieu et du Christ, et régneront avec lui pendant les mille ans." Comme si la première résurrection avait lieu sur cette terre...
  • Enfin il est fort regrettable que Hadjadj, tout préoccupé d'exalter violence et sacrifices, ait omis la merveilleuse réflexion du Concile Vatican II sur la valeur de l'activité humaine terrestre en relation avec le Royaume de Dieu, c'est dans Gaudium et Spes, chapitre III de la première partie, numéros 33 à 39. Le numéro 39 de ce texte du Concile permettrait à notre philosophe de comprendre la grande valeur de l'écologie intégrale du pape François qui, certes, n'a pas le mérite de bénir (ou de sublimer au choix) la violence et la mort:
  • 39. Terre nouvelle et cieux nouveaux : 1. Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité [70], nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché [71]; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle terre où régnera la justice [72] et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme [73]. Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité [74]. La charité et ses œuvres demeureront [75] et toute cette création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité [76]. Certes, nous savons bien qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même [77], mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine [78]. 3. Car ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternel et universel : Royaume de vérité et de vie, Royaume de sainteté et de grâce, Royaume de justice, d’amour et de paix [79] ». Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra.
  • L'écologie tragique de Hadjadj me semble au final très imprégnée de valeurs païennes (culte de la violence et de la mort), pas du meilleur paganisme, celui qui est capable d'une haute spiritualité, celui d'un Marc-Aurèle dans ses Pensées pour moi-même ou encore d'un Porphyre dans sa Lettre à Marcella... A cet essai je ne peux que répondre par les Béatitudes, en particulier celles-ci: "Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage." Citation quasiment littérale du magnifique psaume 36. "Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu." Nous sommes très éloignés de "Heureux les assoiffés de sang et de violence, de mort et de sacrifices"... Sous un vernis de profondeur réflexive Hadjadj ne se ferait-il pas le défenseur de la culture de mort contre la culture de vie? Puisque l'univers entier doit périr dans le feu pourquoi donc devrions nous sauvegarder la maison commune, respecter la vie comme don de Dieu et prêcher la douceur et la réconciliation? Non, VIVA LA MUERTE! Si comme Hemingway Hadjadj éprouve le désir malsain de voir la mort violente on peut toujours lui conseiller de déménager et de s'installer en Ukraine ou au Liban... Grâce à Dieu il y aura toujours des guerres quelque part sur notre pauvre terre...
PadreBob
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le 25 sept. 2024

Modifiée

le 25 sept. 2024

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