Lolita,
L'an dernier, je t'écrivais déjà (Des Maux d'Amour), me dolentant sur ton absence, et n'aspirant qu'à ton retour.
Dix ans, dix mois, et six jours plus tard ; ce fût long.
Presque onze ans. Pour finalement se retrouver avec ce livre, dont je ne savais quasiment rien, et dont la lecture m'a ébaubi, décontenancé, époustouflé et plus que comblé.
Je trouvais, une fois de plus, le résumé plutôt falot, le genre je-dis-ça-je-dis-rien, un brin frustrant. Alors je l'ai lu. J'ai commencé par lire presque machinalement. Et plus je lisais, plus certaines images s'insinuaient dans ma tête. Plus je lisais, plus certains grands noms de la littérature essaimaient dans mon esprit.
Alors j'ai continué. J'ai lu. J'ai lu encore et encore. J'ai lu à ne plus pouvoir m’arrêter ; jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de mots. J'ai lu jusqu'à cette conclusion que, au fond, je n’espérais plus voir venir, car j'en voulais encore. Mais lorsqu'il n'y a plus de mots...
Et finalement, j'ai pris conscience que tout était dit. Pas simplement dans ton histoire, mais à propos de ton histoire, dans ce foutu résumé. Ce résumé falot qui m'avait laissé dubitatif. Ce résumé qui dit que ton "roman ambitieux allie modernité et classicisme".
J'étais loin de me douter combien cette simple phrase suffisait presque à décrire ce que je venais d'expérimenter.
Si tu avais écrit ce livre il y a dix ans, qu'on m'avait dit ton intention de faire du classique, et que je n'avais jamais démordu du style de tes deux premiers romans, alors j'aurais certainement voulu y trouver du J. D. Salinger, du Charles Bukowski, du Hubert Selby Jr., du William S. Burroughs, du Hunter S. Thompson... Des classiques à leurs façons.
Mais quand je lisais Eléna et les Joueuses, je pensais à Orgueil et Préjugés, L'Éducation Sentimentale, Les Hauts de Hurlevent, À la Recherche du Temps Perdu, Anna Karénine... J'ai aussi pensé au théâtre du XVIIème siècle et aux tragédies grecques. Je ne te cacherai pas que j'ai également souvent pensé à Ulysse de James Joyce. Et j'ai adoré ça.
Parce que, malgré toutes ces références classiques, ces airs-de, ça reste fondamentalement du Lolita Pille.
C'est un incontestable tour de force que tu as accompli là. Allier, avec autant de sincérité et de fluidité, un verbe aussi moderne à un ton aussi classique, tout en y laissant ton empreinte, si remarquable et singulière, c'est simplement fabuleux.
J'ai beau sonder les moindres recoins de mon palais mental, je ne trouve personne qui ait réussi cet exploit avec une telle maestria.
J'aurais beau vouloir souligner la furia, la pétulance ou la virtuosité du texte que tu as écrit, non, cela ne suffit pas, c'est d'avantage un sentiment ineffable que m'a laissé ton roman.
Et là je pense aux autres lecteurs, peut être aux critiques. Ces autres qui liront ton roman, et je m'interroge sur ce qu'ils pourront dire de cet exercice de style. Quand bien même il ne plairait pas, il faut lui rendre justice, en toute objectivité : Simplement fabuleux.
Tandis que tu livrais ici un chainon manquant dont j'ignorais totalement qu'il manquait, mon esprit était traversé d'images. De l'Angleterre victorienne aux films la Nouvelle Vague, de petites scènes apparaissant en écho à ma lecture ; et sans trop savoir pourquoi, ça me donnait le sourire.
De prime abord, il m'est venu la comparaison avec le Romeo + Juliet de Baz Luhrmann. Du classique revisité, ancré dans un univers contemporain. Mais ton texte est bien plus subtil que ça.
Toi, tu racontes une histoire originale, qui t'es propre, usant de formules et de tournures qui ne jureraient pas chez Proust ou Tolstoï, et baignée d'une ambiance et de dialogues que ne renieraient pas Rohmer ou Godard. Jamais tu ne t'effaces, on ressent ta présence sur chacune de ces pages. Malgré certaines influences, les images d'autres qui surgissent, tu es toujours là.
Si par certains aspects, et certainement aiguillé par ton texte, j'ai vu en Eléna un personnage digne de L'Amour l'Après-midi ou Les Nuits de la Pleine Lune, elle me rappelle aussi Manon, de Bubble Gum, mais toujours avec une sorte de cachet, empreint de littérature classique.
Lors des chapitres deux et trois, j'ai eu l'impression d'un voyage dans le temps. Une sorte d'univers perdu, quelque part entre Jane Austen, Guy de Maupassant et Francis Scott Fitzgerald. Comme un anachronisme parfaitement à sa place dans cet univers moderne et contemporain que tu décris si bien. Les trois amies auraient pu être en robe à crinoline, ça ne m'aurait pas choqué le moins du monde tant le ton s'y prête. Et pourtant tout y est résolument actuel.
Durant la cavalcade, pendant la manifestation, j'ai senti plusieurs fois l'ombre de ces déambulations parisiennes, parfois effrénées, qu'on retrouve souvent dans les vieux films français. J'imaginais ça bien, j'étais avec eux, presque haletant, essayant de se frayer un chemin au milieu de toutes cette violence, exprimée de manière si propre, si soutenue, mais tellement efficace. Et lorsqu'ils sont finalement montés dans ce taxi, non loin du marché de Saint-Quentin, j'étais presque à bout de souffle... Visuellement (enfin, façon de parler), peut être un des meilleurs moments du roman.
Et il y a aussi ces moments où je n'ai pensé qu'à toi, preuve ultime de la griffe d'une autrice qu'on reconnait à travers ses mots. Comme ce passage, quand Eléna danse avec Ismaël sur Testarda Io, j'y ai retrouvé un peu d'Ella et Andréa dans ce bouge improbable, où elle chantait Avec le Temps. Ce sont deux beaux moments, comme figés dans le temps.
Ces sensations et ses images ne font que conforter l'idée d'un travail abouti et maitrisé. Ce style pourrait néanmoins disconvenir à ton public de-la-première-heure, et tu m'en verrais navré, car ils ne sauraient pas apprécier tes efforts à leur juste valeur. Mais il s'est passé plus de dix ans, les temps changent, les gens évoluent, alors espérons qu'ils verront ce que tu as réussi à accomplir. Et j'escompte bien que tu arrives à conquérir de nouveaux lecteurs avec cet ouvrage, simplement fabuleux.
Cela étant, il y a bien un point difficilement sujet à controverse vis à vis de tes premiers écrits : l'histoire. Si la façon que tu as de raconter cette histoire frôle le grandiose, l'histoire en elle-même reste dans la veine de celles contées dans Hell et Bubble Gum.
J'y ai déjà fait allusion, il y a des personnages et des passages qui ne laissent aucun doute à ce sujet. Mais bien au delà de ça, dans l'essence même du récit, si on devait le résumer, on retrouverait sans mal bien d'autres point communs. Tout n'est encore affaire que de construction.
C'est, je crois, Virginie Despentes qui parlait de bedroom culture en évoquant le processus créatif de ses premiers romans, et c'est, je pense (je me trompe peut être), comme ça que tu as écris Hell. C'était quelque chose de personnel, et il fallait que ça sorte.
Pour Bubble Gum, il y a déjà plus d’efforts de construction, de narration, et même si le style reste proche, on sent déjà un grand pas en avant par rapport au premier roman. Consciente, ou pas, de ne pas être la seule à lire ce que tu écris, tu as creusé ce qu'il fallait, et le résultat est sans appel.
Je ne reviendrais pas sur Crépuscule Ville, je pense que je me suis assez épanché sur le sujet (cf. Des Maux d'Amour).
Mais là, avec Eléna et les Joueuses, ce n'est pas un grand pas en avant, c'est carrément une projection en orbite. Tu me diras, ça a pris du temps, mais putain ça en valait la peine.
Tu aurais pu raconter cette histoire de manière plus facile, en gardant le ton et le style d'il y a dix ans, cru, un peu trash, sans complexe et avec juste ce qu'il fallait de fioriture pour que ça passe. Peut être que ça aurait fonctionné, certainement, d'ailleurs. Mais là c'est quand même autre chose, ça a carrément plus de gueule. Oh, c'est toujours un peu cru, un peu trash, et sans complexe, mais à ce niveau là, il n'est plus question de fioritures ou de broderies, c'est un véritable travail d'orfèvre, c'est du grand art, c'est le plus moderne des romans de littérature classique, une œuvre simplement fabuleuse. Ça aura pris plus de dix ans, et c'est indubitablement une bonne chose.
Avec cette prose, où se mêlent l'ancien et le nouveau, le classique et le contemporain, cette simple histoire prends de tout autres airs. Elle ouvre des portes sur un nouvel imaginaire, elle prend parfois une dimension épique, elle sublime le drame, elle réinvente la tragédie, elle justifie à elle seule l'emploi du mot romanesque... C'est toute une histoire que tu nous as écrit là.
On trouve ça et là au fil du récit, plusieurs allusions à des métamorphoses. Le titre complet du roman est même "Eléna et les Jouseuses ou Métamorphose d'Eléna". Il va sans dire que ces métamorphoses occupent à leur manière une part importante de l'histoire. Et c'est peut être un peu facile, mais est ce que ce roman ne serait pas le reflet de ta propre métamorphose ?
Qui sait... En tout cas, ça te va bien.
Bon, j'en imagine déjà quelques uns se dire que j'ai de toute façon un parti-pris, que je suis une sorte de fan aveuglé par une admiration sans bornes, que je suis entièrement subjectif et que mon avis ne vaut rien. Allez vous faire foutre.
Je suis parfaitement ravi de lire à nouveau une autrice que je respecte et que j'admire, mais si ce roman était une d'une perfection absolue et sans pareille, je l'aurais certainement noté 10/10.
Car, non, ce texte n'est pas parfait. Loin de là.
Le défaut principal pourrait être sa principale qualité : le style. Cette alliance jubilatoire entre classicisme et modernité fait montre d'une immense originalité, d'une créativité gigantesque et révèle, une fois de plus, une écrivaine au talent cyclopéen. Mais c'est à double tranchant.
Les lecteurs actuels auront peut être du mal avec cette alchimie d'un nouveau genre. Je connais peu de monde capable de s'envoyer du Proust par simple amour du genre ou de la lecture. Il y en a, heureusement, mais dans le lectorat actuel, c'est une espèce en voie d'extinction. Accessoirement, il y en a beaucoup qui devront avoir un dictionnaire à portée de main.
Toujours dans le mélange des genres, le récit se pare parfois d'atours disparates, trop hétéroclites, lui donnant finalement un aspect hybride manquant peut être de franchise. Que ce soit clair, j'ai adoré avoir l'impression de voyager, la sensation de passer d'un jardin anglais du XVIIème, au Paris des 80's, puis retomber de plein fouet dans un métro en 2014, pour atterrir en pleine tragédie grecque, vivre un moment suspendu dans un tableau de Hopper, attendre Godot, marcher à l’ombre des jeunes filles en fleurs, courir pour éviter les pavés de mai 68, etc... Tout ça, alors qu'on ne quitte jamais cette journée d'aout 2014 à Paris. On sait pertinemment la date et le lieu, mais on ne peut s’empêcher d'avoir l'esprit vagabond et d'être parfois happé par l'imaginaire associé aux mots, à l'ambiance qu'ils éveillent en nous. De ce fait, j'admets volontiers que ça pourra en ébranler plus d'un.
On peut aussi trouver à redire sur le rythme, en particulier avec le premier et le pénultième chapitre. Mais là on pinaille un peu plus. Si on a un peu de mal à se laisser porter au début, à rentrer vraiment dans l'histoire, dès le second chapitre on est déjà embarqué et on ne s'arrêtera pas avant la fin.
De même, c'est vrai qu'après la course folle pour rejoindre la maison de Lazare, tout retombe un peu à plat et le récit s'étiole, faute aux longues descriptions et aux souvenirs. Cependant, cette baisse de régime est justifiée, il fallait que le rythme change à ce moment précis. Alors oui, il y a un petit coup de mou, mais avec le coup de grâce final, on est tout de suite plus enclin à le pardonner.
Quoi d'autre ? Certaines phrases à rallonge pas très judicieuses, mais rien d'alarmant. Quelques répétitions autour des noms de fleurs, mais ça reste léger. L'effet MacGuffin autour de Catherine, très frustrant, mais on l'accepte, c'est la règle du jeu, et tu étais tout à fait dans ton droit. Certains passages et personnages pas assez creusés, mais ça aussi, ça reste largement acceptable vu la densité de l'histoire et des personnage principaux.
Donc oui, il y en a des défauts, c'était évident. Non ?
Finalement, que dire de plus ? Je l'ai aimé ton nouveau roman, et ça m'a franchement fait plaisir de l'aimer à ce point là. Certainement pas le livre que j'attendais de toi, mais sans aucun doute celui que tu avais besoin d'écrire. Et quelle surprise, mes aïeux, il y a vraiment de quoi prendre son pied.
J'ai déjà une liste en tête des gens à qui je dois le faire lire, parce que ce style, c'est du délire, et une excellente idée. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est du génie, car je pense que c'est avant tout du travail, et ça n'a pas dû être facile d'arriver à ce résultat.
Tu parlais, sur un réseau social, d'un projet, le Journal Intersexe, dont ce roman serait la première partie. Si c'est le cas, alors je te souhaite bon courage, pour la suite.
En attendant, pour ce qui est d'Eléna et ses Joueuses, je terminerais juste par Bravo et Merci.
Bien à toi,
M