Il y a trois parties principales dans les mémoires d’Élisabeth Vigée Lebrun : ses souvenirs à proprement parler, relatés dans des lettres à une amie puis en chapitres plus classiques, un petit traité de peinture de quelques pages destiné à sa nièce et un texte très étonnant en forme de catalogue des différents bruits qui lui ont pourri la vie au cours de ses différents voyages et dans ses logements successifs.


Commençons par la relation de sa vie, foisonnante, à cheval sur des périodes historiques passionnantes : d'abord la monarchie de Louis XVI, puis la Révolution française, qui ne lui inspira que dégoût et frayeur, la fin du règne de Catherine II en Russie, celui de Paul I, suivi du début de celui d'Alexandre, l'Empire et la Restauration. Autant dire qu'à elle seule, elle fait œuvre d'historienne mieux que 5 mini-séries de la BBC, en tant que témoin d'autant d'étapes cruciales dans l'histoire de l'Europe. On entre dans la Grande Histoire par le petit bout de sa lorgnette, sympathique, ingénue, parfois farfelue, et on en ressort enrichis d'impressions multiples de première main, abordant une foule de sujets grandioses autant que banals. D'où l'intérêt de vivre longtemps; pour ne rien dire de celui d'écrire. Alors, évidemment, certains passages sont sujets à caution. Mais l'abondant appareil critique de l'édition de Mme Haroche-Bouzinac, extrêmement bien fait, est une mine d'éclaircissements. Je souligne au passage l'excellentissime introduction de cette chercheuse, un modèle de clarté et de pédagogie. Les souvenirs d'Elisabeth Vigée-Lebrun sont une sorte de Who's who monumental, dans lequel on pourrait se perdre sans le fil d'Ariane des notes. On y croise tout ce que le siècle a compté de personnalités en vue : les rois et les reines, les princes et les princesses, les comtes, les ducs, les maréchaux, les écrivains, les compositeurs, les peintres, ils connaissaient tous la portraitiste de Marie-Antoinette et voulaient tous être portraiturés par elle. Ça tombait bien, elle peignait comme elle respirait, et jamais, au cours des centaines de pages de ses mémoires, elle ne s'est plainte du travail sous lequel elle croulait; au contraire, elle aurait répondu à son mari "je n'ai eu de bonheur qu'en peinture". En dépit des empêchements qui faisaient obstacle à l'instruction, artistique en l'occurrence mais pas uniquement, des femmes et du parasitisme de son mari, elle a réussi à s'imposer dans un milieu éminemment machiste. Ça n'était pas un mince exploit. Avec simplicité et grâce. Deuxième accomplissement. A une époque troublée. On ressort de sa fréquentation littéraire avec l'impression d'avoir côtoyé quelqu'un d'intègre, certes réactionnaire, mais loyalement attachée à ce qui avait constitué son univers au cours de ses années de formation et d'ascension. La représentante d'un monde en profonde mutation, pour ne pas dire en voie d'extinction. Son témoignage n'en est que plus précieux. Mais, tout monumental qu'il est, il ne doit pas éclipser le bref manuel de peinture qui attend la page 770 pour se dévoiler : un précis d'une efficacité redoutable, abordant les aspects les plus importants de la peinture de portrait. Une mine. Dans le même langage délectable que le reste de ses écrits. C'est grâce au film Portrait de la jeune fille en feu que ce texte a été porté à ma connaissance. Et il méritait amplement d'être sorti de l'oubli tant n'importe quel portraitiste actuel peut encore en faire son miel.


Reste l'ébouriffant catalogue des nuisances sonores qui clôt l'ouvrage. Une pépite qui permet de rentrer dans l'univers acoustique de la fin du XVIIIè et du début du XIXè siècle. Une vraie curiosité, qui condense une foule de remarques éparpillées dans le corps du récit; les activités humaines débridées étaient source d'une bande-son éprouvante, truffée d'acmés sonores insupportables dont l'accumulation ferait rire si elle ne donnait pas des sueurs froides. Cette hyper-acuité auditive serait-elle la marque du talent de la peintre à saisir le monde qui l'entoure ? Elle en semblait persuadée, mais quel calvaire ! D'autant qu'elle se doublait d'une grande sensibilité de l'odorat et d'une fragilité excessive des yeux. Comme si elle avait été un instrument de mesure ultra-sophistiqué, tout entièrement conçu pour saisir la texture de son époque. On comprend mieux combien son témoignage peut être précieux.


Bref, sa fréquentation est un véritable voyage, dans le temps, à travers l'Europe et ses mentalités (France, Russie, Prusse, Angleterre, Italie, Suisse...), mais aussi dans une infinité de sensations, notamment au contact de la nature. Pourquoi s'en priver ? C'est comme multiplier sa vie par deux, et ça, en temps de confinement, ça ne peut faire que du bien.

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le 22 avr. 2021

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