(J'ai lu ce livre, paru en 1997, dans une réédition de 2023 chez Le passeur)

Ha, Elisée Reclus. Une figure qui fascine. Le premier grand géographe français. L'anarchiste. Le premier à avoir averti des conséquences néfastes de l'industrialisation sur l'environnement. et une oeuvre monumentale, de milliers et de milliers de pages, sa Géographie universelle, dont les tomes déclinent les différents continents.

Je connaissais ce canevas, sans évidemment avoir lu Reclus, et en me demandant : quelle a été la méthode de ce personnage : était-ce un compilateur, ou au contraire un grand voyageur ? Et le titre de l'ouvrage, L'homme qui aimait la Terre, m'a poussé à l'acheter compulsivement. Il faut être motivé : 730 pages tout de même, divisées en 41 chapitres. Une bonne lecture pour l'été. Mais j'ai un peu déchanté, au moins sur deux points.

Premièrement car il s'agit d'une biographie romancée. Pas inexacte, hein. Voilà comment Henriette Chardak a procédé : elle a lu autour de Reclus, et surtout elle a fait des morceaux choisis des trois tomes que comptent l'édition de sa correspondance. A partir de ces extraits reproduits fidèlement, elle a cousu de jolies phrases pour faire du liant. Cela se voit particulièrement pour l'enfance, où les lettres étant peu abondantes, il y a davantage de place pour l'extrapolation psychologico-littéraire, comme ces escapades avec son frère Elie : "inséparables, ils font souvent bande à part, et leurs retours sont salués de cinglantes leçons de morale". On se croirait chez la comtesse de Ségur... Il y a aussi des dialogues reconstruits, comme autant de saynettes qui servent souvent à l'exposition du contexte de l'époque. Un peu comme si l'autrice avait mis en scène son propre téléfilm sur Reclus.

Deuxième corollaire de cet appui sur la correspondance : le livre ne tient pas vraiment les promesses de son titre. Vous ne saurez pas grand-chose de la méthodologie de Reclus ; en revanche vous saurez tout, année après année, sur l'entourage d'anciens communards et d'anarchistes qui gravitaient autour de lui, quitte à parfois perdre le fil tant l'homme a croisé de beau monde au cours de son siècle.

Des éléments de réponse que je cherchais concernant la méthode géographique de Reclus, je déduis qu'il y a une première expérience de l'étranger induite par la nécessité de fuir le Second empire : en Angleterre, en Irlande, à la Nouvelle Orléans, tous endroits où, en période de vache maigre, Elisée sert comme répétiteur et littérateur. Puis vient le saut dans le vide avec un voyage au Mexique et en Colombie du temps de la république de Bolivar, expérience de confrontation à l'altérité et à la nature tropicale.

Fort de cette expérience, Reclus revient en France et travaille pour Jouanne, le fameux directeur de collection des premiers guides touristiques publiés par Hachette. A partir de là, il y aura des voyages, mais ils n'ont pas l'air si longs que ça, si bien que Reclus me fait tout de même l'effet de quelqu'un qui savait compiler, voire broder. Idem, peu d'éléments de réponse sur la manière dont lui vient cette science de la cartographie. J'imagine que cela lui vient de ses années d'études à Berlin sous la direction de Ritter, un des disciples de Humboldt, mais ce n'est pas explicité.

Quant aux convictions anarchistes de Reclus, étant plus proche de Marx que de Proudhon ou Bakounine, je n'y suis guère sensible, et je ressens toutes les contradictions de Reclus. Evidemment c'est sympathique, sa participation (précoce mais négligeable) à la Commune, qui lui vaut après 1871 un exil qui le pousse à vivre une grande partie de sa vie en Suisse, où il crée un sorte de foyer pour les anarchistes de toute l'Europe (y passe notamment Kropotkine). On ne peut qu'admirer son refus de plier, de renier ses convictions précédentes, et son combat pour l'autonomie et la justice, défiant tous les arbitraires. Je ne peux cependant m'empêcher de trouver assez pathétique d'avoir passé sa vie à pérorer d'une révolution qui n'est jamais advenue (encore que ses propos sur la Russie de 1905 sont prémonitoires).

Quelques remarques supplémentaires :

- des convictions féministes, mais qui comme toujours avaient du mal à s'harmoniser avec une vie conjugale où il est fort pratique que madame s'occupe de l'intendance pendant que monsieur court le monde).

- un crédo végétarien pas si courant à l'époque, qui ferait aujourd'hui qualifier Reclus d'antispéciste.

- une amende honorable après l'affaire Dreyfus, qui fait revenir Reclus sur ses convictions antisémites passées, qui assimilaient les pires aspects du capitalisme aux Juifs. Méritoire.

- une carrière qui s'est faite complétement en-dehors de l'université. Reclus est devenu célèbre en tant que géographe pour la publication de sa Géographie universelle chez Hachette, qu'il rédige depuis la Suisse, plutôt que pour les honneurs (que sa réputation sulfureuse lui a souvent épargnés). Ce n'est que vers la fin de sa vie qu'il enseigne, et même pas en France (l'anarchisme défraie la chronique avec Ravachol et son nom y est associé), mais en Belgique, après d'ailleurs bien des réticences. C'est donc plus un polygraphe qu'un universitaire.

Un petit point qui me fait baisser la note : aucune carte en appui, alors que le voyage en Colombie, à tout le moins, aurait mérité ce type d'annexe. Sur un ouvrage portant sur Elisée Reclus, c'est un manque assez impardonnable.

Cette biographie est donc un gros ouvrage, moins sur la géographie que sur l'itinéraire politique d'Elisée Reclus (mais peut-on parler d'itinéraire quand on parle de quelqu'un qui s'est forcé des convictions et y est resté fidèle toute sa vie ?). C'est au fonds une manière comme une autre de réviser son histoire politique et géopolitique du XIXe, et cela fournit un corpus de lettres de Reclus dans lesquelles piocher. C'est simplement assez décevant de mon point de vue. Pour une fois que j'essayais de m'intéresser à la géographie d'un point de vue épistémologique...

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le 9 juil. 2023

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