La vision présentée dans cet essai est très bien développée et permet d'affiner sa réflexion au fur et à mesure qu'il avance. Quand je notais ce qui me semblait être des angles morts, les chapitres suivants les abordaient avec brio. Très sourcé au niveau socio-historique, il pose les bonnes questions : pourquoi une femme n'est "rien" quand elle n'est pas en couple avec un homme ? Simone de Beauvoir l'avait bien écrit il y a soixante-seize ans : l'homme, c'est le neutre, la femme, c'est l'autre. Cela implique que la femme n'existe dans le regard public que par ses attributs "ajoutés" ; elle doit se farder de maquillage, de vêtements et d'accessoires pour marquer son genre/sexe, sinon elle n'est réduite qu'à une flasque flaque transparente. De même que si elle ne s'accompagne pas d'un homme, elle ne peut pas exister par elle même. C'est d'ailleurs ce qu'on retrouve dans les stéréotypes sexistes comparant le vagin à un réceptacle ; "la femme" n'est alors qu'un concept, vide, qui doit être "rempli" ou s'accompagner de quelqu'un représentant la stabilité : un homme.
Ce livre ne se concentre pas que sur cette question et va plus loin en décortiquant la place accordée aux amitiés féminines et masculines dans la culture. Sont évoqués les concepts d'amitiés "en dehors" (l'aventure, le rite initiatique, la place à prendre dans le monde) et les amitiés "en dedans", se cantonnant, elles, à la sphère de l'intime, de l'intérieur, de la maison. Les exemples cinématographiques sont donnés à la pelle, et offrent de quoi se questionner sur le pourquoi du manque de représentation d'amitiés féminines "en dehors". Il y a aussi des sources intéressantes sur l'histoire de l'amitié, ce qui donne vraiment envie d'aller plus loin.
L'idée de sororité y est bien déroulée, sans aller dans des considérations dites bourgeoises : le défaut que je trouve souvent dans les livres féministes actuels étant qu'ils voient la sororité comme une voie infaillible, balayant le fait que l'oppressions existent tout à fait entre femmes. Entre femmes blanches de même classe sociale, on peut plus facilement se permettre la "sororité" : mais souvent, celle-ci s'envole dès qu'une personne handicapée ou racisée vient remettre en question la dynamique de groupe. La sororité est souvent un lien à géométrie variable, et l'idéaliser est une erreur : ce concept est tout autant gangrenée par le capitalisme que les autres types de relation. L'autrice l'explique bien avec cette phrase juste : "La sororité est le privilège de celles qui ne craignent rien". Cependant, je pense que la charge de domination que l'on peut retrouver dans certaines amitiés féminines est largement sous-estimée et aurait quand même méritée d'être davantage mise en lumière.
Les facteurs permettant de créer des amitiés ne sont pas exempts du secteur socio-économique dans lequel nous évoluons. La partie évoquant cette idée n'est malheureusement pas assez développée selon moi ; il n'est pas bien expliqué en quoi les amitiés mettent à mal le modèle néolibéral. Bien qu'on puisse en avoir une bonne idée en tant que lecteur, j'aurais bien aimé lire plus d'argumentaire là dessus. Quant à Ruth et Naomi, les interprétations sont nombreuses ; l'angle de lecture pourrait aussi être lesbien, et d'ailleurs, les vœux de mariage actuels sont inspirés de l'histoire de ces femmes tirée de l'Ancien testament — mais l'idée d'un continuum amitié/lesbien est ensuite traité (comment il peut façonner le doute et instiller la haine dans une société hétéronormée...). Le concept de relation queerplatonique, né sur Aven, y est aussi évoqué.
Riche en informations, cet essai ne cesse pas de surprendre par la qualité de sa précision.