Et c'est bien l'un des points qui rend Friot particulièrement intéressant au milieu de la foule de gens qui critiquent, à tort ou à raison (plutôt à raison en général) le Capitalisme. Il est en effet l'un des rares (dans la sphère de la communication publique) à ma connaissance à avoir réfléchi de manière approfondie, sérieuse et constructive à une société alternative (dans les limites de ses domaines d'expertises bien sûr).
Ainsi il ne se place ni dans la posture défensive de celles et ceux qui se contentent de vouloir préserver les quelques miettes de solidarité collective que le Capitalisme n'a pas encore déconstruite. Posture nécessaire dans les temps troubles que nous traversons ; nécessaire, mais pas suffisante.
Ni dans la posture un peu niaise des utopistes post-beatnik qui se contentent de slogans sympathiques mais un peu creux, sans vraiment réfléchir aux implications concrètes de leurs revendications (abolir le Capitalisme? oui, mais comment? Supprimer l'argent corrupteur et porteur de tous les vices? Très bien, mais comment on procède ensuite? etc...)
Friot, lui, a creusé ces questions. On peut évidemment ne pas être d'accords avec ses solutions, émettre des réserves ou dessiner des nuances, mais force est de constater qu'il ne débarque pas les mains vides, qu'il est "force de propositions", comme on dit. Rien que pour ça, il mérite le détour.
Ce livre constitue donc une bonne entrée en matière pour se familiariser à sa conception Politico-Economique de la société.
Pour quelqu'un comme moi qui connaissait déjà un peu le personnage au travers de diverses vidéos/interview, il ne représente pas un chamboulement conceptuel majeur, mais plus un approfondissement de l'argumentaire habituel du bonhomme.
Pour un néophyte en revanche, cela demandera une grande ouverture d'esprit tant la pensée qui y est développé est aux antipodes de ce que la Doxa nous a conditionné à penser, du berceau à la tombe.
A noter que si Friot ne tombe pas ici dans le piège formel d'une prose grotesquement grandiloquente et prétentieuse, que peut étaler par exemple son compère Lordon (le format de type "entretient" expliquant peut être cela), cela n'en reste pas moins un propos extrêmement technique, exigeant et parfois aride, qui nécessitera une lecture active et concentrée pour être pleinement assimilée. Je dois confesser qu'il y a certains passages où j'ai eu du mal à suivre, mais pour le coup c'était à chaque fois du à une manque de maitrise de ma part sur tel ou tel sujet et non pas à une attitude sciemment jargonnante de la part de l'auteur.
Le choeur de la thèse de Friot qui est ici développé peut se résumer par le triptyque :
- collectivisation des moyens de production (bon jusqu'ici, rien de bien novateur ; quiconque ayant fréquenté du coco de près ou de loin connait la musique)
- suppression de l'usage du crédit ( la dette étant par nature une forme d'asservissement faussement consenti)
- salaire à vie via cotisation sur la valeur collective produite (coeur de son travail Politique)
Friot, loin de tirer cette idée d'un chapeau, s'appui sur les conquêtes sociales de la classe ouvrière (notamment celles de l'après guerre), dont il cherche à démontrer le caractère non seulement profondément Révolutionnaire et anti-Capitaliste, mais également l'efficacité logistique et le potentiel de propagation.
Une réflexion intéressante qui ouvre des horizons et trace des pistes de réflexions dans l'optique de la critique d'une pratique Capitaliste du travail.
Cela étant dit, ni l'ouvrage, ni l'auteur, n'est exempt de critiques (et heureusement ; le jour où je tombe sur quelqu'un que je juge totalement exempt de critique, je l'épouse et/ou je me fais interner).
Il y aurait bien entendu des objections "de droite" a un tel projet Politique. Les questions relatives à la non-faisabilité du projet ne pourront être définitivement balayées que si le projet aboutissait. Les question de type "morales" relatives à la question du "mérite" par exemple, sont par nature difficilement réfutables "objectivement"...
Moins intuitivement il y a également des critiques venues de "la gauche". On pourra aisément reprocher à Friot une forme de radicalité confinant à un positionnement quasi sectaire : "c'est ma solution ou la mort" (la traduction est un peu libre, mais c'est l'idée générale). Friot semble ainsi non seulement persuadé d'avoir déblayé le seul et l'unique chemin valable pour tenter de vaincre le Capitalisme, mais il va jusqu'à condamner durement toutes les luttes qui ne lui emboiteraient pas le pas comme étant des stratégies d'évitement, au mieux totalement stériles, au pire carrément réactionnaires. Un "tout ou rien" et "à part Moi le déluge", qui sans invalider le fond du propos, n'est pas forcément propice à aborder le bonhomme sous les meilleurs auspices...
Certains de ces positionnements économiques (sur la fixation des prix dans un marché débarrasser de l'emprise Capitalistique par exemple) sont également débattus et contestés et pas seulement par des influenceurs libéraux... Je dois cependant sur ces questions suspendre mon jugement et faire le Suisse de service, mon expertise sur ces questions économiques étant bien trop légères pour me permettre de trancher avec un minimum d'assurance.
Enfin, un de mes gros regret de ce livre, est de ne pas y avoir trouver l'objection (et donc l'argumentaire de contre-objection affilié) sur un des points que j'ai toujours trouvé hyper bancal dans le discours de Friot : le fait qu'il parle systématiquement du fonctionnariat comme d'un exemple grandeur nature de son projet de salaire à vie, avec rétribution pécuniaire ratachée à la personne et non à son poste de travail. Or je regrette, mais je sais pas trop dans quel monde vis Friot, mais personnellement je suis fonctionnaire d'Etat, j'ai un salaire lié à un grade. Mais si demain je décide de ne plus aller travailler parce que "j'ai pas envie" (comme Friot le dis : "je ne crois pas que les gens le ferait, mais s'ils le font très bien, il vaut mieux des oisifs que des nuisibles"), je ne vais pas conserver ma rémunération. Le fonctionnariat, jusqu'à preuve du contraire et quoiqu'en dise Friot, n'est pas un salaire à vie inconditionnellement versé à un individu et décorrellé de son poste de travail. La meilleure preuve est que dans le cas contraire, le système de "mise en disponibilité" qui permet au fonctionnaire de ne plus travailler tout en conservant son poste mais sans le salaire, n'aurait plus aucun sens ; il serait infiniment plus pertinent de ne plus travailler X temps AVEC son salaire que de se mettre en disponibilité.
C'est dommage que dans ce livre, qui fonctionne sous la forme d'un entretient avec un interlocuteur qui pose les questions et joue un peu le rôle Socratique de l'avocat du Diable, ce point, qui constitue à mes yeux une belle entaille dans l'armure solide du système de pensée de Friot, n'ait pas du tout été soulevé....