En dehors d’une poignée de nouvelles traduites dans la revue électronique Angle mort, Adam Troy Castro reste en France un illustre inconnu. Pourtant, l’auteur américain s’est montré extrêmement productif au cours des vingt dernières années, publiant une vingtaine de romans et cinq recueils de nouvelles aux Etats-Unis, dans le domaine de la science-fiction et du fantastique. Pour quelles raisons un auteur aussi prolifique et récompensé par de multiples prix (Nebula, Hugo, Bram Stoker ou Philip K. Dick) n’avait jusqu’à présent jamais été traduit en France, grand mystère, mais toujours est-il que la collection Albin Michel Imaginaire a décidé de combler cette lacune en publiant le cycle d’Andrea Cort. Le premier volume, regroupant quatre nouvelles et un roman, est sorti en janvier 2020, le second volume devrait paraître, si tout va bien, au mois de juin. Comme l’explique l’éditeur Gilles Dumay dans sa petite note introductive, la collection aurait pu faire le choix de ne traduire que le roman Emissaires des morts (Prix Philip K. Dick), qui peut parfaitement se lire indépendamment, mais l’intérêt de cette série c’est qu’elle développe au fil des textes le personnage d’Andrea Cort, enrichissant son histoire personnelle, lui donnant ainsi toute la profondeur et la complexité nécessaire. C’est la raison pour laquelle l’éditeur a choisi de publier ces quatre excellentes nouvelles présentées dans l’ordre chronologique (“Avec du sang sur les mains”, “Une défense infaillible”, “Les lâches n’ont pas de secret” et “Démons invisibles”), qui permettent de mieux cerner les enjeux du roman. Bref, un excellent travail éditorial de la part de Gilles Dumay, ce dont personne ne doutait.
Au premier abord, la série Andrea Cort pourrait apparaître comme un simple space opera puisqu’elle se déroule dans un univers où l’humanité a colonisé une partie de la galaxie, mais dans sa soif d’extension elle a trouvé sur son chemin d’autres civilisations avancées. La confédération Homosap comme elle se définit elle-même, a donc dû malgré ses nombreuses dissensions et ses conflits internes, présenter face à ces civilisations extraterrestres sentientes (capables de réfléchir et de ressentir pour simplifier) un visage unique et une idéologie dominante, le système mercantile. Il ne faut guère faire d’effort pour comprendre que les mondes colonisés par les terriens l’ont été selon une logique purement capitaliste et dans l’objectif d’exploiter les ressources de ces mondes de la manière la plus efficiente possible sur le plan économique, à défaut de l’être sur le plan humain. Les conditions de vie y sont la plupart du temps effroyables, même si l’auteur laisse entendre que certains mondes peuvent paraître plus accueillants, voire même frôler l’utopie. Pour coordonner sa politique extérieure et ses relations avec les autres civilisations extraterrestres intelligentes, pas toujours à même de se comprendre, l’humanité dispose d’un corps diplomatique destiné à gérer les conflits éventuels et à arrondir les angles lorsque la situation est en passe de dégénérer. Ce corps diplomatique est une administration quelque peu rigide, constituée d’ambassades disséminées sur des milliers de mondes pas toujours très accueillants et sources d’immanquables problèmes. Le facteur humain intervient quasiment systématiquement dans ces problématiques en apparence inextricables et c’est en général à ce moment crucial qu’intervient Andrea Cort, représentante du procureur général pour le compte du corps diplomatique.
Traumatisée au cours de son enfance par une tragédie qui se déroula sur son monde natal, Andrea, privée de ses parents, purgea de nombreuses années en centre de détention pour mineur, convaincue par la justice d’avoir participé au massacre d’une autre espèce sentiente peuplant sa planète (alors qu’elle n’avait que huit ans). En raison de son intelligence exceptionnelle et de sa conduite irréprochable en détention, le Corps Diplomatique proposa à Andrea, désormais devenue adulte, de racheter sa peine. En échange de ses services à vie, elle est désormais autorisée à mener une vie quasiment normale et à exercer son métier de juriste à travers les différents mondes habités. Cet enrôlement forcé, conjugué à de nombreuses années de réclusion, ont fait d’Andrea un être profondément misanthrope, solitaire et peu enclin à susciter la sympathie. D’une froideur quasiment pathologique, Andrea repousse toute forme de relation de proximité, elle mange seule, dort seule et on ne lui connaît pas d’amis. Même la compassion légèrement affectée de son supérieur hiérarchique l’insupporte au plus haut point. La contrepartie de ce caractère en apparence associal, c’est qu’Andrea est une professionnelle hors-pair, une bête de travail à l’intelligence acérée et au sens de l’observation redoutable. Rien ne lui échappe, aucune contradiction, aucun détail ne se dérobent à son analyse et à la rigueur de ses enquêtes Une fois ferrée, sa proie à peu de chance de lui échapper. La question qui se pose néanmoins concernant Andrea, c’est de déterminer dans quelle mesure une jeune femme aussi peu en phase avec ses semblables, aussi critique vis à vis du système et de ses nombreux travers, est capable de comprendre aussi finement et aussi intelligemment les relations humaines…. mais également les réactions et les problématiques de communication liées aux relations avec des espèces extraterrestres. C’est certainement l’une des grandes forces du personnage, mais aussi toute l’intelligence de ceux qui l’emploient, d’avoir compris que cette singularité, cette capacité à réfléchir en dehors de toute convention et à refuser d’intégrer le système étaient la clé de la réussite d’Andrea dans les missions qu’on lui confie.
Difficile de résumer à la fois les quatre nouvelles du recueil ainsi que le roman sans tomber dans le travers de l’inventaire ou de la nomenclature, peut-être aurait-il fallu écrire deux critiques séparées pour ne pas faire trop long. Toujours est-il que les textes mettant en scène Andrea Cort répondent souvent au même schéma narratif, qui peut paraître légèrement répétitif, mais seulement en surface (après tout, c’est propre aux séries policières également, personne n’ira reprocher à Colombo de reposer épisode après épisode sur la même structure). La question de l’altérité est l’un des thèmes centraux de la série, si ce n’est le principal, les enquêtes de Maître Cort auraient évidemment beaucoup moins d’intérêt si elles ne mettaient en scène que des humains. Ce qui titille l’imagination c’est évidemment la rencontre avec des civilisations extraterrestres, avec d’autres cultures et d’autres manières de penser. Certains espèces sont plus ou moins anthropomorphes dans leurs réactions et dans leurs relations avec les humains, mais d’autres sont au contraire beaucoup plus originales comme celle à laquelle Andrea a affaire au cours de sa première mission (“Avec du sang sur les mains”), civilisation extrêmement avancée sur le plan technologique, mais pour qui la notion de violence est parfaitement étrangère (donc espèce littéralement fascinée par les humains, dont le comportement est propice à tous les débordements). Plus étonnant encore, dans “Démons invisibles”, Andrea se rend sur la planète des Catarkhiens, une espèce considérée comme sentiente, mais avec laquelle personne n’a jamais réussi à communiquer. Incapables de voir ou d’entendre, parfaitement étrangers à toute forme de douleur, les Catarkhiens ne peuvent avoir d’interactions qu’avec les membres de leur espèce et paraissent isolés de toute forme de communication extérieure. Hors, l’un des membres de la mission diplomatique envoyée sur cette planète a littéralement massacré et démembré l’un de ces extraterrestres, avec une cruauté et une férocité peu communes. Comment juger un crime dont les autochtones semblent eux-mêmes parfaitement inconscients, sur quels critères condamner le meurtrier ? Tel est le défi qu’Andrea devra relever. Les confrontations avec ces nombreuses civilisations E.T. sont l’occasion de mettre les hommes en face de leurs propres atrocités, de leurs nombreux errements et autres contradictions. Au fond, ce qu’Adam Troy Castro interroge, c’est notre propre humanité, ce qui fait de nous des êtres humains et si cette notion d’humanité est si méritante qu’on veut bien le clamer à la face de l’univers. Cette profonde critique est portée par Andrea, qui se considère elle-même comme un monstre, de par son comportement lors du massacre des Bocaïens (sa planète d’origine), mais également par le regard qu’elle porte sur le personnage froid et peu sociable qu’elle est devenue. Andrea n’aime pas ses semblables parce qu’elle-même se fait horreur et que sa propre monstruosité (un enfant qui tue est un monstre) fait écho à celle des hommes. Il faudra attendre le roman Émissaires des morts pour que ce regard évolue et qu’un autre thème important, et déjà abordé dans la nouvelle “Les lâches n’ont pas de secret”, fasse surface, celui du libre-arbitre. Dans ce récit, Andrea doit se rendre sur la planète particulièrement inhospitalière, où un humain a commis un crime à l’encontre de l’espèce autochtone. Condamné à une lente agonie par étouffement, le suspect suggère à Andrea d’étudier une spécificité du droit local, qui consiste à libérer le coupable en échange d’une soumission totale de son cerveau. Il échappe donc à la mort, mais ne pourra plus jamais exercer son libre arbitre. Évidemment, ce que craint Andrea, c’est qu’un tel jugement puisse établir un cas de jurisprudence.
On retrouve cette question du libre-arbitre au cœur de Émissaires des morts, dans ce roman la première chose qui surprend, c’est qu’Adam Troy Castro change de style de narration pour employer la première personne du singulier. C’est donc directement à travers les yeux d’Andrea que l’on découvre cette nouvelle enquête, construite sur le même schéma que les précédentes (un crime à résoudre en territoire hostile, avec pour mission impérative de ne froisser ni les uns ni les autres, une enquête minutieuse et une résolution finale pleine de panache et d’intelligence). Les références sont ici aussi multiples, on pense évidemment au bureau des sabotages de Frank Herbert, mais également à Un cas de conscience de James Blish ou bien encore à Jack Vance pour l’action et le sense of wonder. Cette fois Andrea est envoyée sur un monde artificiel créé et géré par les IA Sources. Sur Un un un, les IA ont créé plusieurs espèces vivantes par génie génétique, l’une d’entre elles, les Brachiens, vit littéralement suspendue à des frondaisons immenses au-dessus du vide. Ces êtres intelligents et capables de parler le langage standard, sont d’une lenteur remarquable et passent une grande partie de leur vie à se déplacer et à se nourrir des fruits étranges et un peu insipides qui poussent dans leur environnement (on a vu mieux comme jardin d’Eden). Sur Un, un, un, seule une délégation d’humains a été admise à titre expérimental, mais deux meurtres ont eu lieu au sein de la mission diplomatique. Andrea doit impérativement résoudre cette affaire sans compromettre les relations avec les IA Sources. Comme dans les nouvelles précédentes, Adam Troy Castro brasse ses thématiques favorites, comme l’altérité, l’origine du mal ou bien encore la notion de libre arbitre, mais l’auteur pousse un cran plus loin sa réflexion, attribuant un rôle plus important à ces fameuses intelligences artificielles, jusqu’à présent restées un peu en retrait, mais pourtant fondamentalement impliquées dans le système mercantile. Ces IA en réalité omniprésentes, voire omnipotentes, laissent entrevoir la nouvelle direction que semble emprunter la série Andrea Cort, mais elles ne sont pas sans rappeler le programme conscience de Frank Herbert et ses IA jouant les divinités créatrices…. et manipulatrices.
Remarquablement écrite et construite, la série Andrea Cort est une lecture plus que recommandable. C’est à la fois extrêmement divertissant, intelligent, bourré de références et de réflexions passionnantes propres à la SF. Le systématisme employé par l’auteur en matière de narration ne me paraît pas gênant, tant il est servi par un propos d’une rare finesse et d’une belle inventivité, qui sait par ailleurs rester toujours parfaitement accessible. De la SF comme on aimerait en lire plus souvent, chapeau bas !