Emma
7.4
Emma

livre de Jane Austen (1815)

"and had lived nearly twenty-one years in the world with very little to distress or vex her"

Quand je dois expliquer pourquoi j’aime autant Emma, je me retrouve à parler de la forme. Il-y-a quelque chose de si particulier dans le fait de raconter la vie quotidienne comme un roman policier : parsemé de révélations, dont les enjeux ne sont que les petits riens de tous les jours, et que tu peux relire en trouvant des indices disséminés et des passages qui prennent à présent un sens différent. On m’a dit que le livre était ennuyeux, qu’il ne se passait rien ; et c’est justement pour ça que je l’aime autant. Parce que si on peut présenter ainsi les petits riens de la vie, moi aussi je peux réussir à porter sur ma vie un regard qui lui permette de se colorer d’intérêt et d’humour. On m’a dit aussi (très souvent) qu’Emma était insupportable ; et ça je ne peux pas le nier. Mais c’est probablement pour ça que ce livre me parle autant : parce qu’Emma, c’est un peu un mélange de tout ce que j’ai choisi de ne pas être, de ce que je cherche à éviter d’être, et de ce que je suis un peu trop sans pouvoir l’accepter. Je crois que si Emma nous énerve autant, c’est souvent parce qu’elle nous montre des aspects de nous que l’on préférerait ne pas voir.


A ma première lecture, Emma était un livre qui justifiait le fait de presque volontairement avoir choisi de ne pas avoir confiance en moi. Un livre qui montrait à quel point les gens qui avaient trop confiance en eux était ennuyants et ridicules. Et à quel point c’était souvent à tord qu’ils avaient confiance en eux. Plus tard j’ai compris que ce n’était pas avec la confiance en soi que j’avais un problème : c’était avec l’aveuglement. Si je voyais déjà Emma comme un livre sur la difficulté à se connaître et à connaître les autres, je n’avais pas encore compris à quel point la peur de l’aveuglement était centrale chez moi. Le problème n’est pas de ne pas savoir ; le problème est de croire savoir. Avoir conscience des failles possibles est devenu si spontané ; qu’autre chose ressemblerait à de la stupidité.



Wrapt up in a cloak of politeness, [Jane Fairfax] seemed determined to hazard nothing.



Et ce qui donne tant d’importance à la validation de Jane Austen, c’est que notre monde c’est un peu comme le début d’Emma : ceux qui ont confiance en eux sont les rois de leur petit monde, et la compagnie de Jane Fairfax ne semble pas particulièrement agréable. Et le déroulement de l’histoire semble me confirmer que j’ai raison, que choisir d’être plus comme Jane que comme Emma n’est pas une si mauvaise idée après tout.



J’ai maintes fois trouvé qu’elle était inutilement scrupuleuse et prudente. Je l’ai même taxée de froideur. Mais c’est toujours elle qui avait raison.



Et pourtant je suis plus comme Emma que j’aimerais l’admettre. Elle est toute cette partie de moi qui me fais peur. Quand je me mets à parler de façon passionnée, que je suis sûre de ce que je dis, que je me sens investie, et que je me sens vivante en fin de compte. Après coup je me sens coupable, d’avoir coupé la parole aux gens, de ne pas les avoir assez écouté, d’avoir eu la présomption de croire que ce que je disais était intéressant. C’est comme si c’était un côté de moi que je ne pouvais pas accepter. Et qu’en fait si je n’ai pas plus confiance en moi c’est parce que je n’ai pas envie d’avoir plus confiance en moi au fond ; que je trouve qu’il y aurait quelque chose de mal là dedans. Ce qui est absurde. Mais j’ai tellement peur d’être aussi insupportable qu’Emma, et je m’en sens si proche si souvent. Et au fond de moi j’ai un certain orgueil ; suffisamment d’orgueil pour refuser de m’accorder le droit à l’erreur. Et on est tous d’accord pour dire qu’on apprend de ses erreurs, que celles d’Emma lui ont été incroyablement bénéfiques. Mais j’ai toujours pensé qu’on pouvait apprendre à moindre coût; apprendre des erreurs des autres (des erreurs d'Emma par exemple) au lieu d'avoir à faire les siennes. Le problème avec Emma, c’est qu’elle est comme un panneau attention qui m’empêche d’être ou de faire certaines choses, qui me seraient pourtant parfois bénéfiques, mais juste lui ressembleraient trop.



Rien de bien fâcheux. C’est le destin de milliers d’autres enfants. Ce sera une petite fille désagréable, et qui se corrigera en grandissant.



A part apprécier le fait de détester Emma, on peut aussi lui trouver des excuses. Tu peux adopter la lecture féministe, où cette fille pleine d’intelligence et d’énergie vit dans un monde restreint où elle n’a aucune possibilité d’exprimer ses capacités. Elle ne peut qu’organiser des bals et des picnics, et finit donc par être bien forcée de chercher à contrôler la vie des autres (arranger des mariages ou transformer Harriet) car c’est la seule possibilité qui lui est donnée d’exercer une influence positive sur le monde (parce que même si ça foire, elle a de bonnes intentions). Tu peux aussi considérer le fait qu’elle a été depuis toujours entourée de personnes qui (à l’exception d’une) n’ont fait que lui répéter qu’elle est absolument fabuleuse - comment alors croire autre chose ? Comment apprendre à douter de sois ?



The real evils indeed of Emma’s situation were the power of having rather too much her own way, and a disposition to think a little to well of herself.



Et la leçon sur la confiance en sois vient avec son corolaire relationnel. Qui se résume assez simplement par un refus de l’idéalisation. L’amitié de Knightley est bien plus saine pour Emma que celle d’Harriet. Oui, on a besoin de gens qui voient nos erreurs, qui nous les font remarquer, et qui ne nous considèrent pas comme la perfection incarnée. Et on a besoin d’être cette personne pour les autres, d’être sincère. Et les gens ont besoin de comprendre que ce n’est pas parce qu’on fait des critiques qu’on n’a pas d’estime et d’appréciation pour les gens en face de nous. Au contraire ; si quelqu’un nous apprécie sans tout voir (même le pire) en nous, alors il ne nous apprécie pas vraiment.



[John Knightley's] temper was not his great perfection; and, indeed, with such a worshipping wife, it was hardly possible that any natural defects in it should not be increased.



Sans oublier tout l’aspect philosophie et méta-littérature sur la réalité et la perception. Parce qu’Emma a conscience d’une chose dont les autres romans n’ont souvent pas conscience : un livre nous présente un point de vue, mais sur les mêmes évènements il pourrait y en avoir un milliers d’autres. Et Emma Woodhouse n’a pas conscience d’une chose dont nous pouvons avoir conscience : notre point de vue n’est qu’un point de vue parmi d’autres possibles. Parce que différentes personnes auront différents points de vue, et parce qu’une même personne peut (contrairement à Emma) avoir différents points de vue à la fois (percevoir plusieurs réalités possibles au lieu de s'accrocher à une seule, histoire d'éviter l'aveuglement). Parce qu’il n’y a pas de réalité et qu’on est tous à notre façon piégés dans un livre comme Emma, avec accès à rien d’autre que notre propre perception et pas forcément toutes les révélations au final. Parce que l’on ne sait pas ce que les autres pensent, pourquoi ils se comportent comme ils se comportent. Parce que la vie a tellement moins de sens qu’un livre ; parce qu’elle n’a pas de narrateur omniscient pour s’assurer qu’on comprenne tout au final. Il y a donc toute cette vérité à laquelle on n’aura pas forcément accès, et à côté de ça toutes les choses pour lesquelles il n’existe pas de vérité et il y aura toujours plusieurs lectures possibles. Tout est si compliqué et au final Emma retranscrit bien cette complexité, même si c’est en la simplifiant.



Is Miss Woodhouse sure that she would like to hear what we are all thinking of?


Miss-Naïs
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le 23 janv. 2016

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