Un bon Jane Austen avec une héroïne absolument horripilante ? Bien évidemment que c'est possible, et Emma en est la preuve écrite noir sur blanc. Ce que j'apprécie le plus avec cette écrivaine, c'est sa capacité à délier les rapports humains pour les observer par le prisme de centaines de nuances. Tout est prétexte à faire converser deux personnages et à créer automatiquement un rapport de force, qu'il soit volontairement conflictuel ou bienveillant. Il y a toujours cette grosse dose de torticolis amoureux, de minauderies et d'argumentaires verbeux pour faire prendre conscience au lecteur que, si la situation en tant que telle n'avance pas, celle qui lie les personnages entre eux tisse petit à petit sa toile. J'aime l'antagonisme primaire de Jane Austen, qui est le fondement de ses romans et un puits sans fond, Raison et Sentiments.
Contrairement à Persuasion, qui joue avec l'évolution de son personnage principal Anne et de sa potentielle nouvelle maturité acquise avec comme seule ligne de conduite les doutes révolus de l’héroïne, Emma se base sur une jeune femme qui ne semble en avoir aucun, que tout le monde aime en apparence mais qui peut en agacer plus d'un, à commencer par le lecteur. Et ce n'est pas cette vieille harpie carnassière Mme Elton qui dira le contraire. L'intérêt étant d'avoir à la fois un point de vue mature et à la fois un point de vue immature, voire erroné, et de ne faire parler que la sensibilité très hasardeuse de Emma. Si le roman se centre sur le point de vue de cette dernière, c'est pour mieux épouser la prolifération des bleuettes autour d'elle et les juger à l'emporte-pièce, parfois avec des arguments tangibles, parfois sur un axe de pensée qu'elle regrette plus tard dans le livre. On suit l'évolution de la jeune femme par le biais de son regard à elle, celui qu'elle porte sur son entourage, son altruisme et sa déférence. Parfois ingrate, elle joue avec nos nerfs et n'hésite pas à reconnaître lorsqu'elle se trompe - pas tout le temps quand même. Le roman de Jane Austen n'est jamais aussi intéressant et pertinent que lorsqu'il s'affère à faire naître des prémices de divergences entre Emma et son entourage, notamment Mr. Knightley ou Mme Elton. C'est à ces moments précis que l'on voit tout son talent, surtout lors de joutes interminables mais tellement saisissantes pour savoir qui défendra avec le plus de hargne son avis et qui prendra l'ascendant sur l'autre.
Emma est un bon Jane Austen car il regroupe ses thèmes de prédilection et n'épargne, une fois de plus, ni les jeunes pousses qui prendront la relève de cette belle petite bourgeoisie, ni les vieilles biques fomentées aux cancans et aux traditions. J'ai aimé ce livre pour ce regard jeune et éclairé sur les gens et le repentir sur nos propres erreurs, même si j'aurais apprécié que l'histoire personnelle de la tête à claques Emma ne soit pas développée qu'en bout de course, lorsque tous les mariages eussent été malmenés ou remportés. Emma est un peu moins immersif que les autres mais reste une drôle et émouvante porte ouverte sur notre façon d'appréhender l'autre et - grâce à Emma-Je-Sais-Tout - le passage de la théorie à la pratique.