Emma
7.4
Emma

livre de Jane Austen (1815)

Mesdames et Messieurs membres du jury,


Si j'endosse aujourd'hui l'habit austère de l'avocate du diable, c'est pour réparer une injustice criante. Mademoiselle Jane Austen, sise présentement dans le box des accusés, est poursuivie ici pour avoir élaboré, rédigé et publié une oeuvre jugée emmerdante et en-deçà de ses publications plus reconnues.


Je tenterai, membres estimés du jury, de vous convaincre que Emma de Mademoiselle Austen, comparable en qualité aux œuvres précitées, est loin d'être le crime littéraire que certains voudraient vous faire croire, mais un grand roman au contraire. Quant à Miss Emma Woodhouse, elle aussi injustement condamnée, je vous prouverai que c'est l'une des héroïnes les plus réussies de la romancière, et la débarrasserai de cette réputation d'über-emmerdeuse de la littérature austenienne.


Rappelons, si vous le voulez bien, le contexte de l'affaire qui nous occupe.

N'importe quelle conseillère d'orientation vous le confirmera, les perspectives d'avenir pour une jeune femme dans le Surrey des années 1810, c'est le mariage, et encore si votre famille a de l'argent, sinon il vous faudra - horreur - travailler pour subvenir à vos besoins. Dans ce cas-là, peu d'options s'offrent à vous : si vous avez vécu dans la bonne société, vous veillerez à devenir gouvernante et à perpétuer la reproduction des élites (n'est-ce pas Miss Fairfax) sinon vous finirez vieille fille (n'est-ce pas Miss Bates). Si, pour votre malheur, votre père ne vous a pas reconnue, on vous destinera dans le meilleur des cas à un fermier gentil et travailleur, et veuillez ne pas péter plus haut que votre cul en contractant une mésalliance, merci Miss Harriet Smith !
De toute façon, n'étant qu'une femelle, ne vous obstinez pas à prétendre à un héritage quelconque. J'en veux pour preuve les affaires H879YH-34 Bennett vs Collins et affaire ZDF021-K9 Dashwood vs. Dashwood qui font jurisprudence.


Maintenant, observons l'environnement dans lequel évolue Miss Emma Woodhouse.

Née dans une famille fortunée, cette jeune femme a connu, lorsque le roman débute, très peu de contrariétés.
Sa mère ayant eu le bon goût de mourir jeune, son père a eu tout loisir d'enseigner à ses deux filles les vertus de l'agoraphobie et de l'hypocondrie. Par conséquent, Emma, 21 ans et toutes ses dents, n'a jamais vu la mer, n'a jamais mis les pieds à Londres, et son univers se restreint à sa demeure de Hartfield, au village de Highbury et deux ou trois maisons voisines.


Alors je vous pose la question messieurs-dames : que voulez-vous qu'il arrive comme péripétie rocambolesque dans la vie de cette jeune fille ? Bien évidemment, les "événements" qui régissent les jours et les nuits de Miss Woordhouse vous paraîtront bien mièvres. Forcément que la demoiselle s'invente des romances, c'est la campagne, enfin, il faut bien se divertir ! Devenue jeune femme mais s'ennuyant ferme, Emma s'emballe toujours autant quand on organise un bal ou un pique-nique.


Evidemment, cette petite fille surprotégée, admirée et choyée de tous ses proches tourne mal, pour une héroïne. Hautaine, prétentieuse, de mauvaise foi, Emma n'en rate pas une. Cerise sur le gâteau, elle joue avec les sentiments et les espoirs des uns et des autres, avec toute l'insouciance de l'enfant pourrie gâtée. Je sais ce que vous vous dites, mesdames et messieurs les jurés : Des claques se perdent.


Mais ne cédons pas à la violence et remercions plutôt Jane Austen de nous offrir sur un plateau une de ces pestes qu'on adore détester. Avec une incroyable facilité, l'auteur nous fait jalouser cette jeune fille bien née, à la confiance en elle quasi inébranlable, et encore plus incroyable, aucun rêve, aucun désir secret qui ne l'anime.

Contrairement aux autres héroïnes de Jane Austen, Emma n'a pas la fibre romantique d'une Marianne Dashwood, la littérature, le chant et le piano l'ennuient, et sa vie est trop parfaite pour qu'elle puisse observer les travers de son entourage et aiguiser son ironie, à la manière d'une Lizzie Bennett. Emma n'a besoin ni d'argent, ni d'une maison, ni d'une réputation, merci bien. Elle est riche, belle, encore jeune, donc elle n'a nulle envie de se marier. Et nous nulle envie de la plaindre.


Jane Austen prend le pari de construire son roman autour d'une héroïne peu sympathique, mais va nous prouver, une fois encore, que c'est bien elle la maman de la comédie romantique, et si Emma nous exaspérera bien souvent par sa mauvaise foi, son côté Mademoiselle-Je-Sais-Tout et surtout son aveuglement, nous nous rendrons compte, à chaque revers que se prendra la jeune fille, qu'elle hésite, s'interroge, et se remet petit à petit en question. En cela, elle est similaire aux Marianne, Lizzie, Anne et consorts, puisque tout ce qu'elle tenait pour acquis, définitif et absolu se dérobe et la jette dans la perplexité.


Et comme Emma est désarmante quand elle doute, quand elle entrevoit, un fugitif instant, ce que serait sa vie si toutes ses belles paroles se réalisaient. Dès le début, Jane Austen nous montre, dans ce roman sur la dissimulation et l'aveuglement, à quel point nous ne devons pas nous fier aux apparences et gober toutes les balivernes qu'on raconte, que Emma raconte, et surtout celles qu'elle raconte à elle-même.



Sorrow came—a gentle sorrow—Miss Taylor married. It was Miss Taylor's loss which first brought grief. The wedding over and the bride-people gone, [...] (Emma) had then only to sit and think of what she had lost.



Ce premier avertissement, Emma choisit de l'ignorer et retombe dans ses travers de marieuse invétérée. Comme elle n'a plus d'amie proche, elle reporte son affection sur une gentille fille, pas très intelligente, mais gentille, et se met en tête de lui trouver un mari convenable. Tout au long de cette comédie romantique qui n'est au fond qu'une nouvelle version du roman d'apprentissage, Jane Austen n'aura de cesse de semer des indices pour signaler à Miss Woodhouse qu'elle fait fausse route. Et que nous aussi.


Mais c'est tellement jouissif de s'énerver face à cette fille qui ne voit rien sinon le bout de son nez, qui patauge dans ses préjugés et ses fantaisies, et qui se fourvoie, et à quel point, sur les trois personnages masculins qui l'entourent. Peut-être Jane Austen fait-elle durer le plaisir un poil trop longtemps, mais cela lui permet de déposer par petites touches ses indices qui nous permettent de ne pas fermer les yeux sur la suffisance de M.Elton, les étrangetés de Frank Churchill et l'attachement/agacement de M. Knightley.

Oh, vous la voyez venir, la romancière, avec ses gros sabots, pensez-vous. Si le livre est si convenu, et si Emma est si insupportable, pourquoi alors poussons-nous la lecture encore une page plus loin?


Qu'attendons-nous ? Nous savons parfaitement qu'Elton est un mufle, Churchill un intrigant, et que Knightley s'intéresse beaucoup beaucoup trop à sa jeune voisine. Jane Austen nous a donnés toutes les clés. Fermons le livre. Allons, n'en parlons plus.


Pourtant, nous continuons. De manière assez sadique, nous n'attendons qu'une chose, c'est la chute d'Emma. Et quand celle-ci arrive, enfin, nous jubilons ! Non ?


Ah non, tiens.

Voilà qu'elle touche le fond, ça y est, le vernis craque, devant toutes ses erreurs, son arrogance fond comme neige au soleil. La petite enfant gâtée qui se voulait femme accomplie se rend compte qu'elle n'a rien compris. Le lecteur aussi. Car, comme au début du livre après le mariage des Weston, c'est quand elle est lucide sur elle-même qu'Emma est la plus touchante. Dans son malheur, elle nous emporte.



How to understand it all! How to understand the deceptions she had been thus practising on herself, and living under!—The blunders, the blindness of her own head and heart!—in every place, every posture, she perceived [...] that she was wretched, and should probably find this day but the beginning of wretchedness.



Et comme Jane Austen nous a donné quelques éléments en plus, nous savons bien ce qui va se passer. Là encore, nous pourrions fermer le livre. Et là encore, nous ne le faisons pas.


Cette dernière entrevue avec Mr Knightley, nous l'attendions de pied ferme. Nous pourrions nous aussi être un peu de mauvaise foi, et dire que c'est parce que la relation entre ces deux personnages est si bien écrite depuis le début, leurs dialogues si savoureux, que nous aimerions bien voir une dernière fois qui va prendre le dessus. Ou que Mr Knightley est, avec Mr Darcy, l'un des personnages masculins de Jane Austen les plus finement écrits. Mais ce serait de la mauvaise foi. Avouez, Mesdames et Messieurs du jury, vous n'êtes restés que pour le happy ending ! Je vous prends en flagrant délit de fleur-bleue!


L'amour finit par triompher, rien de surprenant chez Jane Austen. Mais il n'y a pas qu'Emma qui n'a rien vu venir. La tête-à-claques s'est révélée être une vraie héroïne, quasi dramatique, car quoi de plus dramatique que d'être responsable de son propre malheur ? En exacerbant notre antipathie à l'encontre d'Emma, puis en nous la rendant plus humaine que jamais, l'auteur nous a sacrément promenés.


Par conséquent, le seul crime dont Miss Austen s'est rendue coupable, Mesdames et Messieurs membres du jury, c'est le talent. Comme d'habitude, me direz-vous. Mais c'est un fait avéré : la demoiselle dépeint des personnages subtils, terriblement faillibles et humains, et tellement attachants, ne serait-ce que les personnages secondaires dont je n'ai pas parlé ici. J'espère que vous saurez faire preuve de clémence, envers Mademoiselle Austen qui ne mérite rien de moins que votre admiration. Quant à Miss Emma Woodhouse, je vous en supplie, réhabilitez cette pauvre jeune fille.


Ce n'est pas la première héroïne emmerdeuse, c'est la première héroïne attachiante, et c'est tout autre chose.

Elosezhello
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le 27 févr. 2017

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