Forme jubilatoire et érudite pour fond pas folichon
Jean Nochez est « un anachorète sacrifiant aux distractions du vulgaire ; un mélancolique s'abaissant à la joie ; un misanthrope social ; un nyctalope en plein jour » (page 97), ou encore un « discret compagnon de déroute, tout invisible qu'il était, avec ses allures d'objecteur de conscience, son silence lisse, sur quoi tout glissait, et son sourire abscons qui ne laissait rien transparaître du secret immense au cœur de sa vie minuscule. Sa présence était immatérielle ; son absence envahissante. Quand il n'était pas là, il nous manquait ; mais quand il était là, il nous manquait aussi. » (page 103)
Vous avez cerné le personnage ? Passons alors à la deuxième chose à dire sur son histoire. Jean Nochez, un jour, quitte son foyer. Sa femme, ses enfants, son appartement. Il ouvre la porte de son immeuble, traverse la route et pénètre l'immeuble d'en face. C'est tout.
Le narrateur est un fidèle des Indociles Heureux, le bar où il a rencontré Jean Nochez. Il ne le connaît que peu mais se met en tête de raconter l'histoire ou la non-histoire de ce héros sans trait, sans caractère, sans histoire.
Vous allez me dire : « Mais, sérieusement, on s'en fout un peu de son histoire, non ? ». Et bien figurez-vous qu'on ne s'en fout pas tout à fait lorsqu'on lit En face, pour la simple et bonne raison que le narrateur nous cause avec un style jubilatoire. Il s'agit bien de nous causer, puisqu'il nous prend régulièrement à partie, comme si nous étions assis à côté de lui, sur un tabouret haut, buvant un ballon de rouge, aux Indociles Heureux. Comme si, en bon compagnon de beuverie, ils nous racontait, à nous lecteurs, une histoire follement ridicule et ridiculement folle, à une heure du matin, après s'être enfilé plusieurs bouteilles de pinard ensemble.
Et l'alcool décuple ses talents de conteur, puisque le forme porte le roman à elle seule. On veut bien entendu savoir pourquoi et comment un homme a quitté sa vie pour celle d'en face, mais on est surtout traîné sur 190 pages par le style jubilatoire de Pierre Demarty.
Il y a une érudition folle, des jeux de mots, de sons, de langage à tout bout de champs (« Tout passe, tout lasse, tout ça. » page 67, « Pour le reste, Jean s'enterre : Jean, sans reproches, et sans retour, s'engouffre. » page 69, et j'en passe), une certaine nonchalance qui contrebalance un langage assez soutenu et un humour délicieusement irrévérencieux (alala, ces enfants qui regardent page 78 « les non-aventures, niaiseuses à consterner d'un simple d'esprit, d'une espèce de créature asexuée, fruit probable de l'union contre nature d'un koala et d'un oursin glabre. » !)
Il manque toutefois quelque chose pour que je considère En face comme un excellent livre. Cette chose, c'est une fin digne de ce nom. Je comprends qu'on puisse avoir du mal à clore une histoire banale qui repose quasi exclusivement sur le traitement qui en est fait et sur la forme avec une fin spectaculaire, mais je reste tout de même sur ma faim !
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