Bonjour à tous,
Me voilà devant vous avec ce livre !
Nous avons tous de l'Enéide une image d'épopée, dont elle constituerait le modèle indépassable. L'Enéide est bien plus que cela.
Résumons : Arrivé chez les Carthaginois, Enée relate son épopée à Didon reine des dits carthaginois : chute de Troie, fuite vers la Thrace, la Grèce, la Sicile, les augures lui prédisent qu'il fondera sa nouvelle cité sur le territoire de ces ancêtres : l'Italie.
Didon l'aime, ne jure plus que par lui. Ils s'aiment, mais Enée est appelée par son destin. Il fuit. Elle n'y résiste pas et se donne la mort.
Enée arrive en Italie, s'y fait des alliés, descend aux enfers pour consulter son père, Anchise, sur son destin, et rencontre Latinus, le vieux roi des latins. Il lui promet sa fille, ce qui rend Turnus, roi guerrier local impétueux qui espérait épouser cette dernière, fou de rage face à l'immixtion de cet étranger dans ses projets : c'est la guerre.
La suite résume l'affrontement entre les (ex) troyens et leurs alliés, contre les latins, on le devine, la victoire finale contre Turnus.
En parallèle se joue la lutte entre Vénus et Junon. Vénus, protectrice d'Enée et des troyens veut qu'Enée puisse se faire une place au soleil et fonder une nouvelle cité. Junon s'y oppose, vouant une haine féroce aux troyens et souhaitant leur anéantissement complet.
Junon sera cependant très loin de perdre la partie. Si les troyens s'implanteront à Rome, ce sera au prix de la perte de leur culture, de leur langue, de leur nom, de leur identité. l'Italie restera italienne.
Plus qu'une épopée, l'Enéide est tout simplement l'oeuvre qui légitime la puissance romaine à l'époque d'Auguste : Rome a été créée par la volonté des dieux et sa puissance se fonde nécessairement sur cette volonté. Son histoire est ancienne et remonte en définitive à la mythique Troie. A moins qu'il ne faille rechercher les origines de Troie elle-même en Italie.
"Je chante les combats du héros prédestiné qui fuyant
les rivages de Troie aborda le premier en Italie, près de Lavinium ;
longtemps il fut malmené sur terre et sur mer
par les dieux puissants, à cause de la cruelle Junon, à la rancoeur tenace ;
il endura aussi bien des maux à la guerre, avant de fonder sa ville
et d'introduire ses dieux au Latium, le berceau de la race latine,
des Albains nos pères et de Rome aux altières murailles."
Mais quand on pense que Virgile voulait détruire le manuscrit... Il eut été dommage de priver ainsi des générations d'un des plus beaux poèmes épiques de la littérature. Quel bel hommage à Homère à qui il empruntera le sujet !
Par contre, peut-on retenir autre chose de cette Enéide que son statut d'oeuvre de commande, ainsi que le déplore Simone Weil dans L'Enracinement lorsqu'elle écrit que les vers de Virgile « sont souvent délicieux à lire, mais malgré cela, pour lui et ses pareils, il faudrait trouver un autre nom que celui de poète » car « la poésie ne se vend pas » ? Sous la demande d'Auguste, Virgile devait en effet écrire une oeuvre qui lui permettrait de promouvoir les valeurs romaines et de glorifier les exploits de la gens Julia dont le nom se rattache à Iule, le fils d'Enée, et à laquelle appartenaient Jules César et Auguste, fils adoptif et petit-neveu De César. La raison n'est toutefois pas suffisante pour retirer à Virgile son nom de poète. La commande constitue le fondement pratique et pragmatique –le prétexte peut-être- à partir duquel l'imagination, la créativité et le talent littéraire de Virgile vont pouvoir se manifester et dépasser les exigences du cahier de charge poétique : Virgile est parti d'Auguste, mais il l'a sans doute oublié pendant une bonne partie des périples d'Enée.
Il est difficile de parler de la forme de L'Enéide car, à moins de la lire en latin, elle dépend souvent des différentes traductions. Celle qui est proposée ici réussit à conserver toute la complexité des références sans alourdir ni compliquer la construction de la phrase. Elle permet également de prendre conscience de l'éclat que peut provoquer la simplicité et le dépouillement d'une phrase dans l'expression des thèmes universels de la mort, de la peur ou de l'honneur. Il n'en reste pas moins que le lecteur qui ne maîtrise pas parfaitement l'histoire et la mythologie antiques devra s'arrêter souvent pour prendre connaissance des dieux, des personnages, des lieux et des situations évoquées. Ce n'est pas nécessaire mais les différents niveaux de compréhension du texte ne peuvent surgir qu'à condition de fournir cet effort : on comprend alors comment l'exaltation du temps présent surgit brusquement dans ses rapports constants avec le passé (à travers la généalogie et la légende) et avec le futur (à travers les oracles).
Les morts et les dieux interviennent en effet souvent pour influer le cours des événements que fondent les vivants et posent de nombreuses questions sur la liberté des personnages. Les dieux savent ce qui va advenir et pourtant, eux-mêmes ne peuvent pas s'empêcher de lutter contre certaines fatalités. C'est Junon par exemple qui se justifie :
« Il ne me sera pas donné de fermer à Enée le royaume de Latinus, et les destins lui réservent immuablement Lavinie pour femme ? Soit ! mais il m'est permis de faire traîner les choses, et de mettre des retards à l'accomplissement de desseins aussi grands ; mais il m'est permis d'exterminer les peuples des deux rois ! »
De même, Evandre se lamente lorsqu'il retrouve son fils Pallas tué lors d'un combat aux côtés d'Enée. Mais cette mort était écrite, et Evandre n'en veut pas à Enée, pourtant responsable de l'embrigadement de Pallas, mais à Turnus, leur adversaire commun, car c'est à cause de lui que l'initiative de la guerre a eu lieu, Enée désirant simplement fonder une ville sur le territoire Latin et épouser la fille du roi Latinus. L'horizon lointain de tout événement semble donc déterminé, mais rien n'est assuré concernant les moyens d'y parvenir. Cette hésitation teinte toute gloire de mélancolie et rend toute mort plus insignifiante, mais en même temps, elle place la gloire et la mort comme éléments constitutifs du destin en lui-même : dans l'insignifiance généralisée, tout devient alors prétexte à postérité.
Cette ambivalence se poursuit dans la personnalité d'Enée. Si L'Enéide n'était qu'une oeuvre de commande sans originalité, Virgile aurait-il pris le risque de faire de son protagoniste, représentant de la lignée d'Auguste, un personnage souvent retiré, en proie au doute, à la peur et parfois à la faiblesse ? On peut rapprocher ces caractéristiques de la prudence et de la sagesse auxquelles voulait s'identifier Auguste, mais elles sont aussi la marque d'une littérature qui se montre déjà attentive à la réflexion personnelle et à l'expression de l'ambivalence.
L'Enéide n'est pas qu'une histoire de batailles et de conquêtes territoriales et nous aide à approcher la culture romaine antique en revivant ses légendes. On peut la lire méticuleusement et considérer que Virgile offrit cette histoire à Auguste comme Vulcain offrit à Enée le bouclier représentant la gloire de ses descendants, mais on peut aussi la lire comme la transposition personnelle des tourments d'un héros qui s'autorise parfois la faiblesse de devenir homme.
Sur ce, lisez encore et toujours, jeunes gens ! Portez vous bien. Tcho. @+.