L'Écriture du Moi, depuis son affirmation (quoique encore incomplète) avec Rousseau puis aux XVIII-XIXe siècles, ne cesse de grandir. D'un travail presque uniquement préfacier, cherchant à se justifier, les auteurs autobiographiques se sont d'abord posé la question de l'identité, et celle de l'authenticité de leur propre écriture, jusqu'au XXe siècle particulièrement, marquant le lancement d'une nouvelle dynamique dans le genre : l'apport des sciences humaines recentre souvent l'investigation de soi sur l'analyse de ses névroses, de son émotion, chaque auteur cherchant sa propre méthode de réflexion. L'Écriture du Moi est aujourd'hui à la recherche d'une définition, à l'échelle d'une large palette d'approches.
On peut parler, mais alors en cernant chaque fois un domaine bien particulier d'oeuvres, d'un lieu de témoignage (G. de Nogan, Cardinal de Retz), d'un lieu d'explication des relations auteur/lecteur (J.-P. Sartre, M. Proust), d'une introspection voulue, ou non (St. Augustin, on revient là aux "origines" du genre), ou encore d'un travail provoquant (ou résultant d') une forte tension entre récit fictionnel et référentiel (P. Modiano, qui m'attire tant, ou G. Pérec)
L'Enfance de Nathalie Sarraute est un parfait exemple de l'autobiographie moderne. Par la présentation de ses souvenirs familiaux, émotionnaux et scolaires de ses onze premières années, entre Russie, France, et Suisse au travers d'un dialogue avec un Je imaginaire la connaîssant parfaitement, l'auteure octogénaire nous expose sa recherche de souvenirs vagues, lointains, tels qu'ils étaient perçus au moment même où ils étaient vécus.
Les deux voix du dialogue incarnent deux facette distinctes de la recherche de soi : l'une assume la conduite du récit, l'autre y porte un regard critique, contournant les pièges traditionnels de l'entreprise autobiographique. Ainsi, Sarraute refuse le cliché des tendres souvenirs, biaisés par une longue tradition littéraire, et familiale, ou encore la tentation de l'effet littéraire qui irait à l'encontre de la sincérité du souvenir.
C’est peut-être qu’il me semble que là s’arrête pour moi l’enfance... Quand je regarde ce qui s’offre à moi maintenant, je vois comme un énorme espace très encombré, bien éclairé...
Je ne pourrais plus m’efforcer de faire surgir quelques moments, quelques mouvements qui me semblent encore intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres, molles, ouatées, qui se défont, qui disparaissent avec l’enfance...
Cet extrait clôt le livre, et définit une nouvelle fois la démarche de Nathalie Sarraute. Il s'agit pour l'auteure de scruter les sensations éprouvées durant l'enfance, encore informulées, mais qui lui paraissent utiles à la compréhension des premières années de sa vie (mouvements intérieurs, qu'elle nomme tropismes, CF le reste de son oeuvre). Les paroles maladroites, parfois brutales de ses proches lui font comprendre la vraie nature des relations la liant à eux. Les nombreuses sous-conversations développées au long du "récit" retranscrivent le flux d'impressions qu'elle avait alors, étant enfant.
Au delà de l'intérêt littéraire à proprement parler, la recherche que mène Nathalie Sarraute est touchante. Certes, le rythme saccadé et la présentation parfois hachée à l'excès, ou encore les moments plus relâchés où l'on peut finalement bien rapidement s'ennuyer pourront rebuter plus d'un lecteur, mais les tentatives de désignation de ce que l'on pourrait appeler le "temps perdu" (qui échouent bien entendu) sont remarquables. Il m'a pourtant semblé que le livre cherchait un équilibre, parfois brièvement atteint, le temps d'une scénette.