C'est au beau milieu des années 70 que le vampire littéraire connu sa révolution à travers la première oeuvre de la géniale Anne Rice. Publié en 1976, Entretien avec un vampire fit l'effet d'une remise à plat salvatrice du mythe du suceur de sang, figé depuis près d'un siècle dans une mythologie quasi-uniquement dépendante de l'oeuvre de Stoker et des adaptations plus ou moins sordides qu'en tirèrent la Universal et la Hammer. Grand succès des ventes à sa parution, l'oeuvre de Rice propulsa la carrière de son auteure et déchaîna rapidement les passions, le livre étant rapidement pris comme un des points d'appui modernes à l'émergence du mouvement gothique, tant littéraire que musical.
Pourtant Anne Rice tarda à revenir à ses chers vampires (elle privilégia l'écriture de son triptyque érotique consacré à son infortunée Belle au bois dormant), ceux-ci lui ayant surtout servi d'exutoire au deuil de sa fille, décédée prématurément. Si l'auteure mit finalement près de dix ans à revenir à ses suceurs de sang avec Lestat le Vampire, bon nombre d'écrivains, de cinéastes et de musiciens ne cessèrent entretemps de trouver en son premier roman une influence primordiale à leur propre oeuvre. Ainsi de films comme The Hunger, Near Dark ou même Blade Runner (les Réplicants ne sont que des versions SF des vampires de Rice), de romans comme Ames perdues de Poppy Z.Brite, qui lui empruntèrent la complexité de personnages ambivalents et sensibles, très loin du monolithique et diabolique comte imaginé par Stoker. Sur les quatre décennies qui suivirent cette première oeuvre, Rice n'eut de cesse de revenir régulièrement à ses Chroniques du vampire, consacrant le divin Lestat comme un des vampires les plus emblématiques du mythe et de la littérature. Encore récemment, l'auteure lui consacrait un dernier roman (Prince Lestat et l'Atlantide), prouvant aux plusieurs générations constituant son lectorat, la dimension inaltérable du personnage et de son mythe.
En lisant ce premier opus, on est d'autant plus surpris de constater que, loin d'en être le personnage principal, Lestat n'en est qu'un personnage secondaire, décrit par un mystérieux narrateur qui puise dans ses lointains souvenirs pour raconter à son confident sa rencontre avec le vampire et comment celui-ci devint son terrible mentor. Un soir d'hiver à San Francisco, dans la moiteur sordide d'une chambre d'hôtel, un jeune journaliste, approché plus tôt dans la soirée dans un bar par un homme se disant vampire, reçoit de ce dernier le récit de sa longue existence immortelle. Né à l'aube du 19ème siècle, Louis de la Pointe du lac hérita du domaine familial en Louisiane et ne se pardonna jamais vraiment la mort de son jeune frère. Sombrant dans l'alcool et tout entier tourné vers l'idée du suicide, le jeune homme est un soir agressé par un inconnu qui boit son sang et fait de lui un vampire. Dénommé Lestat de Lioncourt, l'étranger, flanqué de son père malade, s'approprie alors la vie de Louis, profitant de la fortune de ce dernier, tout en lui enseignant rudimentairement comment vivre sa nouvelle condition immortelle en chassant et tuant les humains. Mais l'attitude cruelle et cynique de Lestat, peu respectueuse de la préciosité de la vie, s'oppose rapidement à la sensibilité et aux questionnements existentiels de Louis, lequel finit par perdre tout respect pour son maître. Incapable d'accepter de Louis qu'il le quitte, Lestat s'assure alors par tous les moyens de le garder auprès de lui.
L'idée de départ, basé sur un simple récit enchâssé, se base donc sur l'idée originale (à l'époque) d'une rencontre étonnante entre un humain et un vampire. Il s'agit ici de donner la parole à ce dernier, chose qui en littérature, n'était jamais vraiment arrivé jusqu'alors. Là où les oeuvres de Polidori (Le Vampire), Gautier (La Morte amoureuse), Stoker (Dracula, L'invité de Dracula), King (Salem) et Matheson (Je suis une légende, La voie du sang) se basaient uniquement sur l'image du vampire vu par des protagonistes humains et ne donnaient jamais vraiment la parole à ce dernier, à quelques rares exceptions (La robe de soie blanche de Matheson), Rice décida de baser son oeuvre sur le point de vue d'un archétype fantastique, essentiellement décrit jusqu'alors comme cruel et dénué de toute morale. A travers le récit de Louis, l'auteure insuffle au mythe du vampire, le degré d'humanité qui lui avait toujours manqué, érigeant son protagoniste en authentique figure tragique, ambivalente, éternellement partagé entre ses instincts meurtriers et sa morale.
Longtemps en quête de réponses, que son terrible mentor, aussi narquois qu'égoïste, se refuse de lui apporter, Louis s'accroche aux derniers restes d'une humanité à laquelle l'ensemble de ses congénères semblent définitivement étrangers. A l'exception d'Armand, qui envie à Louis cette sensibilité humaine qui lui fait défaut, tous les autres vampires (Lestat, Claudia, Santiago) sont des monstres de cruauté plus ou moins évidents, dissimulés sous une apparence humaine trompeuse dont ils se servent pour se mêler aux hommes, jouer avec eux dans le but de les biaiser par leur fausse bienveillance et finalement les sacrifier égoïstement au nom d'une soif dont ils sont les esclaves et qu'ils ne pourront jamais vraiment calmer. Leurs mises à morts, souvent cruelles et retorses (voir les longs rapprochements de Lestat avec ses victimes), en disent long sur leur âme déclinante : elles sont acceptées comme telles, il est inutile d'interférer lorsqu'un prédateur massacre sa proie.
Cela ne veut pas dire que ces vampires sont simplement cruels et dénués de toute personnalité. Bien que méprisant la fragilité d'une humanité à laquelle ils n'appartiennent plus, leur statut d'êtres immortels les confrontent à l'idée d'une solitude intenable à travers le temps, les poussant tous à rechercher la compagnie d'un ou de plusieurs de leurs congénères. Bien incapables d'aimer (au sens authentique) leur compagnon, les vampires de Rice sont des créatures tragiques et pathétiques en cela qu'ils se défendent d'être humains tout en le restant toujours un peu dans leur besoin de l'autre et les sentiments qui en découlent. En ce sens l'évolution de Louis est des plus révélatrice : longtemps désespéré de ne pas trouver en celle qu'il aime (Claudia), la personne sensible qui pourrait lui renvoyer un reflet de lui-même, et méprisant tous les autres vampires rencontrés pour leur cruauté et leur manque de remise en question, Louis trouvera finalement en Armand le parfait miroir volontaire de sa sensibilité. Mais la perte de l'être lui étant le plus cher lui ôtera alors tout reste d'humanité en en faisant le vampire le plus dangereux qui soit, car pleinement marginal et se passant aisément de la compagnie des autres pour affronter l'éternité et la solitude qu'elle implique. En gros c'est la classique histoire du gars trop gentil et dépendant de l'amour des autres, qui devient pleinement libre lorsqu'il réalise qu'il peut se passer de ceux-ci pour exister.
A ce titre, il est intéressant de mettre en parallèle les trajectoires de Louis et de Lestat et de s'apercevoir que celle de ce dernier prend une direction totalement opposée. Du vampire flamboyant, cynique et sûr de lui, Lestat deviendra un être brisé par la solitude et la perte de tout repère affectif, cherchant désespérément à garder auprès de lui les êtres qu'il prétend aimer et dont il a besoin de la présence à ses côtés pour survivre. Cette dépendance affective prend sa source dans sa relation ingrate avec son père au début du livre. Ce lien brisé père-fils (un peu mieux expliqué dans Lestat le vampire) est révélateur en cela qu'il arrivera au fils ce qui est arrivé au père. Incorrigiblement égoïste et rancunier, Lestat méprise ouvertement son géniteur affaibli par la vieillesse, tout en lui témoignant des signes d'affection évidents (il refusera d'ailleurs de le tuer le moment venu). Mais il lui reproche surtout de ne pas avoir été le père dont il avait besoin, tout comme Louis lui reprochera finalement de ne lui avoir rien appris en tant que vampire avant de l'abandonner lui-aussi à son sort, alors que Lestat semble en être réduit à la même fragilité physique que son père au seuil de la mort.
En lisant Lestat le vampire (deuxième volume des Chroniques) et Entretien avec un vampire, je me suis surtout étonné de ne pas retrouver le même Lestat dans l'un ou l'autre. Celui de Lestat est romantique, philosophe et épris de liberté quand celui d'Entretien avec un vampire (dans les deux premières parties tout du moins) se révèle cruel, sadique et horriblement pragmatique. Ce changement de regard sur le personnage, pas toujours très cohérent d'un roman à l'autre, s'expliquera surtout par l'état lamentable dans lequel Rice l'abandonne au terme de son premier roman. Et même si Lestat reste ici un personnage quelque peu secondaire, uniquement décrit du point de vue de Louis, il semble évident, tout du long du récit, que Rice voue une certaine fascination à ce personnage (voir comme Louis évoque souvent l'image de Lestat alors qu'il le croit mort dans les marais de Louisiane), le décrivant de loin pour mieux nous interroger sur sa déchéance. Ayant alors presque tout raconté de Louis, il était normal que l'auteure revienne ensuite sur Lestat pour lui consacrer un second tome avant d'en faire finalement le principal protagoniste de sa saga littéraire.
Terriblement ambivalente, la relation unissant Louis et Lestat peut se voir comme l'opposition de la figure classique du vampire (le monstre cruel et aristocrate) et celle du vampire plus sensible, éternellement perdu entre deux mondes. Cette destruction de l'archétype vampirique opérée par Rice dès les premiers chapitres de son roman se voit bientôt complétée par l'apparition d'un autre personnage de vampire, tout aussi original que dérangeant. Dans sa crainte de perdre Louis, Lestat vampirise ainsi une petite fille de cinq ans à qui Louis avait ôté la vie par compassion (la petite était condamnée par la peste) et l'adopte, resserrant ainsi plus longtemps son emprise sur son compagnon qui reste à ses côtés pour ne pas abandonner l'enfant aux humeurs cruelles de son mentor. Anne Rice transforme ainsi le simple lien mentor-disciple en une sorte de trinité familiale trompeuse, uniquement basée sur la dépendance affective d'un personnage à l'autre (Lestat dépend de Louis quand ce dernier dépend de Claudia et vice-versa). La dimension dérangeante de cette fausse cellule familiale atteint alors son apogée lorsque l'auteure, opérant une ellipse de plusieurs décennies en quelques pages, sous-entend que la petite Claudia, toujours sous les traits d'une enfant de cinq ans, a finalement vécu près de 80 ans aux côtés de Louis et de Lestat. Prisonnière d'un corps d'enfant pour l'éternité, Claudia commence alors à maudire son statut immortel et cherche un coupable à ce qui lui arrive. La sensibilité de Louis et son attachement affectif profond le dédouanera aux yeux de Claudia qui reportera tout son courroux sur Lestat, lui reprochant exactement ce que Louis lui a toujours reproché, son mépris affiché, sa suffisance et les limites (volontaires ?) de son enseignement. Convaincue qu'elle et Louis peuvent aisément se passer de la domination écrasante de leur maître, la petite fille s'emploiera à faire ce que Louis, personnage essentiellement passif, n'a jamais osé faire : tuer le père. Cette volonté d'émancipation leur ouvrira tout un champ de possibilités (l'exploration d'autres continents), dans une quête sur leurs origines qui se révélera tout aussi insatisfaisante (voir le passage en Roumanie et leur rencontre avec les goules) que destructrice (la mort de Claudia) et libératrice. Au terme de sa quête, Louis passera enfin d'un simple personnage passif, essentiellement témoin de la cruauté des vampires qui l'entourent, à un personnage actif, capable de massacrer plusieurs de ses congénères et de vivre loin d'eux sans avoir à craindre son sort.
Ce sous-texte, comme toute une partie du propos du roman sera quelque peu éludé dans le film éponyme de 1994, réalisé par Neil Jordan. Engagée pour adapter elle-même son propre roman, Anne Rice en écrira le scénario, procédant alors à un véritable travail de sape pour que son récit se plie au format d'un film de deux heures. Plusieurs personnages du roman seront ainsi absents du film quand des passages entiers seront clairement ignorés (le voyage de Louis et de Claudia en Europe de l'Est) et la fin quelque peu modifiée (le retour de Lestat). L'ensemble rendra néanmoins parfaitement justice au matériau original, Neil Jordan réalisant là un formidable film gothique et Tom Cruise trouvant en Lestat un de ses rôles les plus marquants. Pour autant, la splendeur de l'adaptation ne saurait occulter celle de l'oeuvre qui l'a inspiré, et je ne saurai que trop conseiller à celles et ceux qui s'intéressent au mythe du vampire la lecture de ce classique intemporel, véritable joyau noir de la littérature fantastique.