Dans tous les sens
Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...
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le 1 oct. 2017
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Pour la critique d’Escurial, voir ici. Avec une question : qu’est-ce qui m’a pris de trouver le théâtre de Ghelderode trop marqué par les conventions ? Et une bribe de réponse : les conventions auxquelles je pensais sont postérieures à Artaud, par rapport à qui la postface de la collection « Espace Nord » le situe judicieusement, tout comme elle a raison de dire que « Ghelderode inaugure ainsi avec éclat notre théâtre d’agression » (p. 150).
Quant à Barabbas, il s’agit d’une Passion, qui pour s’apparenter à une œuvre de commande n’a rien d’une bondieuserie.
Comme son titre l’indique, le drame est centré sur l’« agitateur dont les Juifs réclamèrent la libération à la place de Jésus » (oui, il m’arrive de citer le Petit Larousse illustré 1989). Je n’ai pas poussé ma conscience de critique bénévole jusqu’à compter, mais je veux bien croire qu’en termes de volume, Barabbas est en charge d’une bonne moitié des répliques de la pièce. « Je suis condamné à mourir, pas à me taire ! » (acte I, p. 38), déclare-t-il. C’est le moins qu’on puisse dire… S’il ne fanfaronne pas, alors personne n’a jamais fanfaronné : « Redoutable, je le serai jusque dans la mort ignominieuse, devant ces prêtres et ces juges et ces foules que j’ai fait trembler et qui tremblent encore – cette mort qui sera grande et pathétique comme un spectacle, cette mort pourpre et tumultueuse qui sera mon triomphe. Car je mourrai sans me rendre, dans toute la force de ma haine, en blasphémant, et comme j’ai vécu, au-dessus des lois » (I, p. 34). Ce n’est pas un hasard s’il parodie le plus célèbre fanfaron du théâtre français : « C’est la chanson du crime… […] Au dernier couplet, je tue quelqu’un » (I, p. 47).
On retrouve avec lui le goût de Ghelderode (peut-être emprunté, avec bien d’autres choses, à Victor Hugo) pour les personnages en marge. En l’occurrence, sans la renouveler de fond en comble, l’évolution de Barabbas donnera de l’épaisseur à la figure de bandit au grand cœur et de hors-la-loi doté de sens moral. « Depuis toujours nous sommes des affamés, des ignorants, des dupes, des esclaves. Et nous sommes des criminels parce qu’il existe des repus, des malins et des maîtres qui le promulguent » (I, p. 46), affirme-t-il à ses compagnons de cellule, avant de « repouss[er] Judas. – Scorpion ! Tu as vendu ? Sors de cette prison. Ici demeurent des assassins. Pas de traîtres ! On tue son prochain, on ne le vend pas, nous » (I, p. 54).
Judas n’est pas mal réussi non plus, d’ailleurs. L’idée que sa trahison, au même titre que la Passion de Jésus, soit un sacrifice, idée qui est esquissée ici, me plaira toujours : « qui t’aurait trahi si je ne l’eusse fait ? Seul Judas pouvait te trahir » (I, p. 53), dit-il à Jésus. L’auteur lui donne une femme encore plus turpide que lui : « Donne l’argent, garde ton crime » (acte II, p. 67), lui dit-elle, ce qui restera sans doute un des seuls cas où j’apprécie de voir un mythe domestiqué (au sens où je l’entendais dans ma critique de l’Électre de Giraudoux) : le personnage de Yochabeth apporte quelque chose à Barabbas. Judas sera le seul à réclamer, certes « d’une voix minuscule, en fausset » (II, p. 90) que l’on sauve Jésus au lieu de Barabbas. « Le remords a pris corps pour se montrer à nous » (I, p. 50), disait Barabbas à propos de Jésus, mais on pourra finalement dire la même chose de Judas.
Du reste, comme on est bien chez Ghelderode, on retrouve du théâtre dans le théâtre – ou plus exactement une attraction foraine à laquelle participent et assistent plusieurs personnages de la pièce. Tout l’acte III peut d’ailleurs être envisagé sous cet angle : la scène y devient la salle d’un spectacle (la crucifixion) qui se déroule hors-scène, et auquel on assiste par procuration, grâce aux commentaires d’un « guetteur » de plus en plus terrifié par la « nuit effroyable et fausse » (III, p. 136).
Mais la meilleure trouvaille de Ghelderode reste le silence de Jésus. Pas un mot. C’est ce silence qui donne à la pièce une remarquable ambiguïté, c’est-à-dire une remarquable richesse. C’est ce silence finalement qui guide, d’une façon ou d’une autre, l’évolution de Barabbas et de la plupart des personnages. Et c’est peut-être à la réaction de chacun devant ce silence que l’on peut juger leur comportement. Que l’on soit catholique ou pas (et le caractère apologétique de Barabbas n’est pas indiscutable), si on s’y connaît un peu en religion (mythes et symboles), on appréciera.
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Créée
le 31 juil. 2018
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