Les grands esprits se rendent compte
Au moment où Guyau écrit l'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, Nietzsche n'est pas loin. Ils pérégrinent dans la même ville — Menton —, sans toutefois jamais s'y croiser. Pour autant, la proximité de leurs philosophies laisserait presque subodorer entre eux une pénétrante télépathie, d'origine cosmique sans doute.
Devant la densité de l'ouvrage, difficile de reprendre le détail. À grands traits, Guyau s'attelle à plomber toute une flopée de moralistes, optimistes, pessimistes, utilitaires et kantiens inclus — Bentham et Kant en prennent pour leur grade —, en posant très méthodiquement les briques d'une moralité rationnelle et positive.
À la trappe, donc, la satisfaction béate de toute réalité, les appréciations altérées des plaisirs et des douleurs, l'approche calculatoire de la morale, l'universalité des actes : faire de son solipsisme un absolu, c'est prétendre détenir la formule absolue de tout être. (C'est jubilatoire, au demeurant, de dévisser Kant petit à petit.)
Le dézingage va plus loin, dans le sens où les représentations de la morale contemporaine — foi, devoir, obligation, sanction — sont dépeintes dans tout leur flou et leur artifice. Derrière tout cela, des impulsions, rien que des impulsions. Apparemment reliées à l'acte moral, les sanctions ne relèvent que de l'expiation, mais rien ne justifie ce passage du moral au sensible ; le devoir se ramène plutôt à une puissance d'agir qui cherche à sourdre ; l'obligation renvoie bien plus aux instincts sociaux qu'à une loi morale ; et le sentiment d'obligation est, à l'examen, surtout sensible et spontané : prenant la direction de l'instinct, il n'a que faire de la morale ; quant à la foi, elle ne réside que sur de douteuses évidences intérieures, devoirs moraux ou nécessités sociales. Mais le doute, pour le coup, peut servir à asseoir partiellement une moralité positive.
C'est là que l'entreprise de Guyau trouve son deuxième — ou énième — intérêt, puisqu'il dégage peu à peu les racines d'une morale scientifique qui tient sur des faits, non pas sur une loi morale existant a priori. Grossièrement, elle suit un principe de conduite simple : la tendance à persévérer dans la vie. Intriguant, d'ailleurs, de voir que la vie consciente et inconsciente suit la ligne de la moindre souffrance ; au plus large, l'effort instinctif d'accroître la vie a pour conséquence la recherche de plaisir : pas le plaisir frivole, mais le plaisir actif, celui de connaître, de vouloir, de sentir. Cette vie individuelle dévoile une pression sociable, terrée en soi, qui pousse à l'altruisme : il faut bien que la vie se répande en autrui.
Bref, de tout cela ressort l'idée qu'on ne jouit que dans l'activité. Méthodique, Guyau déploie une critique qui n'est clairement pas lésée de sa modernité. Sa morale positive, évitant les écueils des moralistes précédents, déniche des formes qu'on jurerait empruntées au moustachu. Guyau, c'est à lire et à jouir.