Ce qu'il y a d'abord de particulièrement appréciable dans ce livre, c'est que Bourget ne nous assomme pas avec sa science, ce qui change des études littéraires d'aujourd'hui. La psychologie pour Bourget sert à comprendre et à juger son époque, comprendre et juger son époque à travers quelques artistes. Méthode absolument inédite dans l'histoire de la critique littéraire et de la critique tout court. La génération de 1870, soit celle née dans les années 50-60, a subit la guerre, l'école où l'on théorise tout. Elle en est ressortie pessimiste, virile certes (Bourget n'a pris d'ailleurs que des écrivains masculins et l'adjectif "mâle" pour désigner une pensée ou une attitude revient souvent sous sa plume) mais larvée par un sentiment d'incomplétude et de perte de la volonté. Paul Bourget se veut l'analyste et le descripteur de cette époque. Mais cet époque, l'époque que Bourget appelle décadente, est aussi la nôtre, cette génération virile mais incomplète, c'est encore la nôtre, l'absence d'avenir qui se profile sur notre génération. Le livre, cependant, se finit par l'analyse de Stendhal sur une note optimiste. Stendhal, ce professeur d'énergie, souffrait aussi du pessimisme mais avait la force de l'expulser énergiquement de lui. Il faut rappeler que Bourget, ardent beyliste, se mêlera un temps avec la renaissance néo-classique en littérature de Charles Maurras et Pierre Lasserre (tradition falsifiée, caricaturée, complètement ignorée de nos jours) : peut-être est-ce là un signe qu'il n'était pas complètement décadent.
Ce livre est clairement le chef d'œuvre de son auteur. Bourget a en fait toujours été plus à l'aise dans la théorie que dans la pratique romanesque. Ces meilleurs romans même, comme Le Disciple, sentent trop la théorie. Disciple de Taine, il est assez rigide dans ses descriptions mais il ajoute un sel, un sel décadent, nihiliste, vaguement triste mais tellement stimulant (très maupassantien en fait) que n'a pas Taine. Il faut le rapprocher d'un Jules Lemaître ou d'un Anatole France. Ces derniers ont pareillement excellé dans la critique et ont été également d'assez mauvais artistes (Anatole France a eu le même problème en tant que romancier que Bourget, excepté que France était un conteur sceptique très raisonnable mais piètre bâtisseur de romans alors que Bourget était un peu plus solide mais toujours engoncé dans ses théories scientifistes psychologiques incompatibles avec l'art du roman - Bourget n'a jamais compris ce qu'était vraiment un roman d'analyse, il faut l'exemple d'un Raymond Radiguet ou d'un Philippe Sollers de "La Curieuse Solitude" pour comprendre comment l'art et la psychologie s'unissent dans un ensemble harmonieux).
Ce grand essai de psychologie littéraire reste encore à découvrir. De nombreuses études (littéraires, philosophiques, psychologiques, historiques) restent encore à faire sur ce texte en apparence simple mais subtilement articulé et agencé, et si riche. Sa richesse philosophique et son art subtil de l'analyse était certainement la raison pour laquelle Nietzsche prisait tant ce livre.