Peut-être bien que l'essence d'un très grande livre -la richesse des thèmes qui y sont développés- explique que chacun d'entre nous puisse y trouver un lien direct et personnel, qui renforce encore sa capacité de fascination. Ce lien peut recouvrir plusieurs formes.
En l'espèce, mon rapport avec le chef-d’œuvre de Ken Kesey remonte à l'enfance et un traumatisme de ma mère, qui nous avait longuement parlé de cette scène d'un film avec Paul Newman et Henry Fonda, où un bucheron mourrait noyé, coincé sous un tronc d'arbre. Sa phobie de l'étouffement expliquait l'impression indélébile. J'ai vu bien plus tard le clan des irréductibles et trouvé la scène en effet assez forte, mais avec un décalage certain entre l'intensité décrite et celle effectivement ressentie.
Le destin des grandes œuvres est peut-être aussi que, d'une manière ou d'une autre, son rendez-vous avec son lecteur soit de toute façon honoré. Et ironiquement pour moi, avec strictement la même scène.
Parce que, ayant vu que le film de (et avec) Paul Newman était une adaptation, je m'étais rendu compte qu'il était tiré d'un livre qui, stupeur ! récoltait la moyenne faramineuse de 9,8 chez quatre de mes éclaireurs.
Et pour cause: il s'agit bien de ce genre d'ouvrage, dense et épais, (en l'occurrence magnifiquement mis en page par le lumineux éditeur Monsieur Toussaint Louverture) qu'il est si impossible de lâcher qu'il prend la place (ou accompagne) des tas d'autres occupations quotidiennes, pour les rendre plus intenses. Du coup, me voilà attaquant la fameuse scène de noyade en plein déjeuner, dans le restaurant habituel près de mon boulot, où je mangeais seul ce jour-là. Les quelques pages qui racontent le moment sont aussi terrassantes que bouleversantes, et j'avais toutes les peines du monde à cacher mon émotion, en me tenant la tête pour camoufler mon regard embué (après m'en être voulu de ne pas avoir deviné le moment arriver et attaquer la chose à un autre moment).
-L'émotion finalement bien là. Le destin. L'ironie. Paf.-
Mais un tel roman ne peut bien entendu être résumé à une scène, si intense soit-elle.
Si le récit d'une famille de bucherons perdue au bord d'une rivière de l'Oregon prend des contours si monumentaux, c'est que l'auteur y fait entrer l'infinie complexité du monde. La chose brasse une stupéfiante palette de thématiques -politique, historique, sociologique, culturelle, familiale- en un maelström d'autant plus prodigieux que sa forme avait tout du ratage inévitable, si un talent monstre n'était à la manœuvre. On passe d'un personnage à l'autre, parfois dans le même paragraphe, presque toujours à la première personne, sans que jamais on ne soit perdu ou même désorienté. Un tour de force phénoménal qui définit en creux la puissance de l'écriture, et la clarté du génie littéraire de son auteur.
Ce qui me fait conclure qu'il y a globalement deux façons d'être un immense écrivain: écrire une œuvre fleuve parsemée de pépites, ou choisir de se contenter d'écrire deux livres -pour autant chefs-d’œuvres- dans toute une vie (dont un à propos d'un fleuve)
Et surtout avec ce Et quelquefois j'ai comme une grande idée qui se permet de surpasser ce que son premier roman Vol au dessus d'un nid de coucou, avait déjà représenté dans la culture littéraire et populaire américaine.