Edito a commencé une nouvelle collection avec "Accueille tes émotions", qui devrait comprendre six d'entre elles: La joie, la tristesse, l'amour, la colère, la peur et la sérénité. À mon avis, il y a des éléments pertinents et certains aurait pu être travaillés différemment. J'ai choisi de commencer par l'émotion majoritairement ciblée en librairie jeunesse: La colère.
Version courte:
Un album qui présente des points intéressants, comme les sources et messages de la colère, variés et multifactoriels, ses manifestations physiques telles que ressenties ou encore un message général qui normalise l'émotion comme étant utile et nécessaire, sans la traiter de "négative". En revanche, le tout est beaucoup trop long pour un jeune lectorat et laborieux dans ses explications, il est graphiquement peu attrayant et il n'y a pas de solution complètes comme la verbalisation de l'émotion, les gestes réparateurs ou les nuances dans les manifestations de la colère, variables d'un enfant à un autre. Il y a du bon, certainement, mais il devrait être utilisé en complément d'autres albums pour que la colère soit pleinement traitée. J'aurais suggéré l'ajout de l'émotion "dégout" et "anxiété" au répertoire et laissés "sérénité" et "amour", l'une pratiquement impossible à être "hors de contrôle" et l'autre entre dans les émotions complexes très abstraites, donc ardue à synthétiser et à expliquer. Un album qui promeut un "temps d'arrêt" pour mieux décoder l'émotion, ce qui entre dans un volet de pleine conscience, mais qui aurait gagné à être plus fonctionnel et proposer des solutions concrètes aux excès émotionnels. Enfin, il y a trop d'acronymes à retenir.
Version exhaustive:
Pauvre colère, décidément, on a du mal à la valoriser cette émotion. On pense tout de suite à ce qui est dérangeant chez elle, à son côté explosif, au désagrément qu'elle occasionne quand on la ressent et parfois, certains albums jeunesse rendent le fait de vivre cette émotion culpabilisante. On oublie qu'elle a une fonction et on ne pense pas au fait qu'elle est drôlement aidante dans certains contextes. Par exemple, c'est grâce à la colère qu'on peut s'affirmer dans une situation de compromission. C'est encore la colère, sa forme liée à l'injustice, qui permet l' action militante. La colère peut même protéger des abus. La question n'est donc pas l'émotion, mais bien le comportement qui en découle et nous avons tendance en littérature jeunesse de ne miser que sur une de ses expressions, la pire: l'explosion et ses comportements violents. Or, il y a des nuances, comme dans toute émotion et si les comportements peuvent être répréhensibles, aucune émotion ne l'est. Enfin, il est surtout question de savoir 'Gérer" une émotion, plutôt que de la réprimer ou de la laisser nous envahir complètement. En ce sens, il y a deux ou trois petits points que je trouve bien amené dans cet album-ci.
Situation initiale: Ethos joue avec des blocs avec Mathias, un humain, qui décide de pousser la belle colonne de blocs qu'Ethos a réalisé. Quand il rentre à la maison, il ne sent plus joyeux et voit une boule rouge poilu et doté de gros sourcils froncés à sa porte.
Donc j'aime l'idée de l'accueillir comme une entité, même si clairement le personnage qui a l'air plus d'une grenouille que d'un lézard, Ethos, n'a pas du tout envie de la laisser entrer. Il la laisse patienter à la porte ( littéralement) et celle-ci commence à perdre patience: elle gagne en énergie. Ethos essai de respirer calmement, mais Colère insiste, elle veut entrer, car elle a un message pour lui. Comme le dit l'album, on ne peut pas ignorer une émotion. En fait...si, on appelle ça du refoulement, ce n'est donc pas "impossible". Mais bon, admettons pour le bien de l'histoire qu'on ne peut pas. Que fait-on?
La colère enfle, hurle, on sent qu'elle va exploser, c'est donc urgent de la laisser entrer. Ethos mentionne même qu'il aurait préféré une belle boule ensoleillée ( c'est l'Émotion Joie, elle apparait dans un autre album) et qu'après tout, "Pourquoi me voudrait-elle du mal?" En effet, Ethos, je ne suis pas sure que personne ait jamais imaginé qu'une émotion fasse du mal, surtout un enfant, c'est un peu étrange comme remarque.
Après un long préambule sur le fait que cette boule d'énergie est intense et qu'elle est désagréable, Ethos mentionne quelque chose d'intéressant. Il s'agit des symptômes somatiques, en clair, ce qu'on ressent physiquement: mains moites, maux de ventre, respiration accélérée, corps tendu, etc. Je trouve que c'est très pertinent de mentionner ces manifestations physiques, car ce sont de bons indices pour savoir quelle émotion on vit. Néanmoins, et c'est là qu'il faut être nuancé: On ne ressent PAS tous les émotions de la même manière. Certains pleurent de rage. Certains fige de colère. Certains explosent de joie. Donc, avoir mal au ventre, par exemple, peut être lié aussi à l'anxiété, la fébrilité ou l'inquiétude. C'est loin d'être aussi compartimenté que les albums jeunesse laissent entendre.
Bien plus tard, on apprend enfin de quoi il est question: Colère se sent injustement traitée car Mathias a fait s'écrouler une belle tour de cubes. Après, elle rapetisse et disparait.
Bon, après une si longue partie consacrée à l'arrivé de la colère, beaucoup trop longue à mon avis, il manque carrément une étape. La validation. Certes, Ethos sait quel évènement engendre sa frustration, mais rien n'est mentionné sur sa validation. Par exemple, si Mathias avait présenté des excuses, le sentiment d'injustice aurait été moindre, peut-être? Ou encore, s'il en avait parler à quelqu'un, son prof par exemple, il y aurait eu un geste de réparation, comme des excuses? Il n'y a donc pas de réelles solution autre que d'accueillir l'émotion et je doute qu'un enfant s'en satisfasse. C'est particulièrement vrai en parlant de l'émotion de la colère en contexte d'injustice. S'il n'y a pas de suite, l'émotion va rester, elle ne disparaitre pas si facilement " parce que son message est délivré". Les émotions ne sont pas que des messagers, ils sont aussi des appels à agir et cette action engendre un comportement. Et c'est souvent les comportements liés à un excès de colère qui font si peur aux gens et prennent de cours bien des adultes.
On suggère à l'enfant trois façon d’accueillir sa colère:
- Respirer
-Serrer un objet
-Déchirer du papier.
Mais où sont les gestes de réparation et les solutions? Où est la verbalisation de l'émotion? Verbaliser implique de partager le ressenti avec un autre, pas besoin que ce soit la personne concernée, certaines situations ne concerne pas une personne. Verbaliser permet de mettre un mot sur l'émotion et de signifier son état aux autres. Ça revient à ce que je mentionnait plus tôt: Nous ne manifestons pas tous nos émotions de la même manière, il faut donc la nommer clairement.
Parlant de "nommer", il y a une rubrique qui traite du "STOP". Qu'est-ce qu'un "stop" au delà de son sens strict? "Se Taire et Observer Patiemment". Déjà, je trouve cet acrostiche trop complexe pour les plus jeunes lecteurs. Aucun enfant en colère ne va penser à tous ces mots spontanément, je pense, déjà bien embêter à gérer l'émotion. On aurait pu rester sur "stop", "j'arrête, je respire", ce serait déjà une sacrée victoire! En revanche, il est vrai, comme le mentionne l'album, je paraphrase: Il est essentiel de faire un arrêt autrement on peut perdre le contrôle. On peut effectivement être envahit par une émotion, quel quelle soit.
Le conseil sur l'isolement préventif ( Coin STOP) est une idée qui ne fonctionne que dans certains contextes, c'est-à-dire là où il y a des endroits prévus pour un retrait, comme une chambre, une chaise ou une pièce prévue à cet effet. Le problème que je vois dans cette technique est que dans le quotidien, surtout dans les transitions ( autobus, déplacement, lieux hors-domicile), on ne peut pas vraiment l'appliquer.
La page sur les messages de la colère est intéressante. Après tout, s'il y a une émotion, il y a une fonction et alerter en est une. J'aime la diversité des messages suggérés: la faim ( forme d'impatience et de frustration), blessé par des maux (offensé), que la situation ne te convient pas ( insatisfaction et frustration) , que tu n'a pas de pouvoir sur la situation ( impuissance et frustration), que les choses ne se sont pas passées comme tu l'aurais souhaité ( déception et frustration), que ton espace vital est envahit ( non-respect de la bulle), que tu sens qu'on a été injuste envers toi ( celle qu'à vécu Ethos, puisque rien n'a réglé sa situation et que c'était un acte purement gratuit qu'on lui a fait subir). La phrase "que tu dois respecter ce qui est important pour toi" est un message un peu ambiguë, il implique peut-être ce genre de situation frustrante où un jeune est poussé à faire quelque chose qu'il ne veut pas parce que ça porte atteinte à ses valeurs, comme d'être honnête, ou d'être inclusif ou encore être gentil. Ce n'est pas une phrase simple à décoder pour un jeune, il faudra extrapoler avec lui pour lui faire comprendre son sens.
Enfin, il y a la page où il y a d'autres messages, mais plus clairs: "Elle peut aussi te dire que quelqu'un ou quelque chose..t'énerve, te stress, t'irrite, te déçoit, t'intimide ( autrement dit, te fait peur ou t'impressionne) , a changé ta routine ( un imprévu, quoi!).
Donc, oui, les messages, parlons-en, c'est important! Non, la colère n'arrive pas par hasard, elle a une fonction, un ordre de mission même. Elle peut néanmoins arriver avec un état qui n'est pas mentionné et qui a toute son importance: La fatigue.
On l'oublie, nous adultes, mais être enfant, c'est gérer une quantité colossale d'énergie un peu de manière hasardeuse, apprendre en continue toute la journée et gérer des émotions en manquant à la fois d'outils et d'expérience. En gros, c'est épuisant d'être enfant et les plus jeunes savent à peine gérer leurs besoins primaires, alors gérer des émotions...Je veux en venir au fait que souvent, la colère est confondue avec un état émotif composé d'un copieux mélange d'épuisement physique, d'impatience, de fatigue mentale et de frustration. On appelle généralement ça "une crise". Ce serait bien d'en parler un peu plus, parce que la colère a le dos large quand on ignore les besoins de base de l'être humain et on réglerait de potentielles crises à la source. D'ailleurs, la faim est mentionnée et entre justement dans les besoins de base. On sous-estime l'impact de la fatigue sur le registre émotionnel , parce que même la tristesse, la patience ou le dégout peuvent être accentués en contexte de fatigue. Un enfant qui a bien mangé, dormi et n'a pas surstimulé ses neurones pendant 4 heures sur un écran aura plus de facilité à gérer ses émotions.
Parlant de dégout, je ne comprend pas le choix des six émotions de la série. Déjà, dans l'optique de parler des "stop" pour freiner une émotion qui devient trop envahissante, comment est-ce qu'ils vont réussir à expliquer comment "freiner" le sentiment amoureux et le sentiment de la sérénité?
Ensuite, mais où sont le dégout et l'anxiété? Le dégout est une émotion tellement pratique, elle permet de mieux cerner nos gouts personnels et de se prémunir de certains dangers, elle est importante. C'est ce qui explique les babounes aux repas, les préférences parfois rigides et le fait que tous les enfants ne mangent pas les verres de terre. Bref.
Quand au sentiment amoureux, oula! On parvient déjà difficilement à l'expliquer aux ados, alors aux enfants, ça ne sera pas facile. L'amour est un sentiment complexe, composé de plusieurs autres dimensions, sociales, personnelles et psychologiques. Il se distingue également des préférences, matérielles et de gouts, il est inconditionnel. En tout cas, quand je vois à quel point les romances sont très à côté de la plaque en matière de relations interpersonnelle, je me dis que même les adultes ne savent pas décrire l'amour sain. Parce que oui, il y a des "amours sains" et des amours toxiques. Bref.
Quand à anxiété, il me semble que ce ne devrait pas être une émotion toujours utilisée pour parler de sa forme envahissante. L'anxiété permet d'anticiper les obstacles et de se mettre en action, elle est utile pour traiter les peurs abstraites, mais comme toute émotion, elle peut devenir encombrante quand elle prend toute la place.
J'en profite pour sortir l'excellente pré-face de la psychologue Jeanne Siaud-Facchin en début d'album: "Contrairement aux idées reçues, il n'existe pas, à proprement parler, d'émotions négatives ou positives. Toutes les émotions ont une fonction. C"est ce que l'on va donner comme sens à l'émotion qui en fera une émotion agréable ou désagréable. Toutes les émotions ont une valeur importante, sans connotation."
Je suis tout-à-fait d'accord avec cette personne, mais ce n'est malheureusement pas ce que je lis dans nombre d'albums jeunesse.
Le livre se termine en disant que "tu n'es pas la colère [...] c'est simplement une partie de toi qui expérimente cette émotion". On peut en effet ignorer une émotion ou la rediriger ailleurs, nous ne sommes pas esclaves de nos émotions. En revanche, quand on ne les gère pas, on peut avoir l'impression d'être soumis à nos émotions. D'où l'importance de savoir les repérer, les nommer et comprendre leur fonction. C'est un travail constant, qui n'est pas cantonné aux enfants et aux ados, tous les adultes sont concernés.
Un autre acronyme sert de fin: "JMF" alias "Je Me Félicite de m'entrainer à accueillir mes émotions une couleur à la fois". Encore une fois, c'est trop long, personne ne vas retenir ça, pas même moi. Mais on comprend l'idée: Il faut être bienveillant envers soi, apprendre à gérer ses émotions est un travail de longue haleine et très abstrait pour les jeunes cerveaux en développement.
Je termine avec le graphisme, réalisé numériquement et que je trouve très peu esthétique et attrayant. Ça ressemble à un manuel de classe, il n'y a pas vraiment de décors, tout est homogène et plaqué. On reste dans les clichés des émotions: la colère rouge et hérissée, la joie ensoleillée, etc.
Pour un lectorat à partir du premier cycle primaire, 6-7 ans en lecture accompagnée, et deuxième cycle primaire, 8-9 ans pour lecture en solo.