Pile ET face.
« Je m’occuperai de tes roses », ai-je dit. Il fallait planifier l’avenir. Tout renoncement jouait en leur faveur. L’inaction leur convenait. J’ai arpenté le jardin et je me suis hissée dans la...
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le 10 juin 2023
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« Je m’occuperai de tes roses », ai-je dit. Il fallait planifier l’avenir. Tout renoncement jouait en leur faveur. L’inaction leur convenait. J’ai arpenté le jardin et je me suis hissée dans la cabane que Julian avait construite dans un arbre pour les jumeaux. A l’intérieur du moulin, Hurst a allumé la lumière. Du jardin, cerné par les eaux, on aurait dit un navire au port. J’ai senti qu’on m’observait de l’autre côté du barrage. J’ai agité la main vers le visage qui m’espionnait, appuyée sur l’une des fenêtres de la galerie désormais fermées.
Puis j’ai repéré Hurst sur le pont.
« Qui d’autre est arrivé ? »
J’ai eu froid, d’un coup.
« Pour le moment, personne, a répondu Hurst, alors que nous rentrions.
_ J’ai dû imaginer ce visage, lui ai-je expliqué.
_ Le reflet d’une chouette, sans doute. »
(La nouvelle Poche de calme)
.
Fruit d’un culte dans les pays anglo-saxons, Kay Dick, alias Kathleen Elsie « Kay » Dick (rien à voir avec un éventuel parent américain écrivain œuvrant dans la science-fiction, arrêtez, j’ai déjà déposé la blague en réaction sur Sens Critique) n’a pourtant jamais connu la renommée chez nous. Pire, son œuvre la plus connue, « EUX », dystopie de science-fiction contenue en 9 nouvelles publiée en 1977 n’a jamais passé nos frontières. C’est pourtant à une sommité à laquelle nous avons affaire, à la fois critique (notamment au Times) et éditrice (notamment de George Orwell tiens (1)) ainsi qu’écrivaine.
Ce recueil de nouvelles qui se lit agréablement est acclamé en tant que chef d’œuvre pour beaucoup. J’aurais tendance à minimiser cela personnellement et ce, même si j’y ai passé un très bon moment, la qualité d’écriture de Kay Dick étant d’ailleurs, de par sa précision acérée et elliptique, fascinante et hypnotique. La concision même de chacune des nouvelles vise d’ailleurs à capter une dimension purement immersive où l’aspect sensitif et émotionnel (nombre de description des fleurs, du temps qui passe, des parties de jeux, des bois et forêts…) est mis en avant au détriment d’un approfondissement du contexte (notamment social et historique : on en apprendra donc jamais hélas sur cette insidieuse invasion).
C’est à la fois la force…
…Et la faiblesse de l’œuvre.
Car du coup, suivant la logique de ne donner aucun indice à son lecteur/trice de même qu’à ses personnages, on est constamment dans le même flou inquiétant que ces derniers. Sur ce point, l’inquiétante (très inquiétante même) étrangeté marche terriblement bien. En revanche, on ne saura jamais à quoi rime cette réduction à néant des libertés individuelles et créatrices, assez proches d’ailleurs que celles pouvant arriver dans 1984 (on installe – et c’est obligatoire—un poste de télé qui braille jour et nuit dans les apparts, malheur à ceux qui refusent l’installation de la boîte à images. Comment ne pas penser au fameux poste où apparaît la propagande de Big Brother dans le roman d’Orwell du coup ? On notera aussi comme dans 1984 que les enfants et jeunes générations sont les plus vite impactées par la propagande au contraire des générations plus âgées, triste clin d’œil à l’Histoire (2)).
Toujours suivant cette même logique, aucune introduction, aucune conclusion et même si toutes les nouvelles se déroulent dans le même univers, dans les mêmes points paumés de la campagne anglaise profonde (Londres est constamment cité comme un lieu qui est fui) pouvant accueillir tous les futurs « résistants passifs », ben, démerde toi avec ça.
Enfin, la narratrice est invariablement une femme sans âge, probablement oscillant entre 20 et 70 ans sans qu’on ne connaisse la couleur de ses cheveux ou de ses yeux ou ses préférences (artistiques, culturelles, politiques voire sexuelles). Elle a toujours un chien, possiblement le même. Auquel elle tient probablement, ou pas. Et elle ne manquera probablement pas l’heure du thé et des petits gâteaux secs. Bon, je caricature là.
Cette multiplication invariable des tropes de tous genres est donc sa faiblesse...
…tout comme sa force.
Parce que l’ensemble forme curieusement un tissu de récits interconnectés où si tout se passe dans le même univers, le même pays, tout se passe visiblement le long de la même année, les mêmes mois, peut-être les mêmes semaines. Chaque femme-narratrice devenant alors une nouvelle pièce d’un énorme puzzle qu’on ne peut seulement qu’appréhender (3) et avec le recul c’est assez vertigineux.
Le fait qu’il n’y ait du coup aucune introduction ni même de conclusion nous plonge brutalement « in situ ». Là aussi quelque part techniquement, ça fait son petit effet et ça renforce l’impression de synthèse que tout l’ensemble se complète d’une certaine manière plus qu’il ne s’additionne : on peut prendre n’importe quelle nouvelle dans le désordre du recueil, il y aura toujours des points communs, des points d’achoppement et dans le même temps des différences. Comme si chaque nouvelle réécrivait l’histoire de ce monde par opposition à l’Histoire (telle que les grandes puissances du mal voulaient la réécrire justement)… Mais aussi des autres nouvelles. Très troublant.
On touche au final à une sorte d’universalisme dans une étrange écriture que je qualifierais de « fiction zen » où la force EST AUSSI la faiblesse. La Faiblesse EST AUSSI sa force.
Oui ça pourra en fasciner certains, en irriter d’autres mais dans tous les cas n’oublie pas camarade : choisis ton camp contre l’obscurantisme qui menace toujours à nos portes. Ce livre est un peu là pour ça.
.
..
...
(1) L’histoire ne dit pas dans quelle mesure le monumental chef d’œuvre d’Orwell, 1984, publié en 1949 aurait influencé Kay Dick (et si c’est elle qui le publia d’ailleurs, je ne pense pas). A ce moment-là d’ailleurs, Orwell ne le sait pas mais il lui reste peu de temps à vivre puisqu’il décèdera le 21 janvier 1950. Il ne connaîtra donc pas le succès de son roman culte de son vivant.
(2) Impossible en effet de ne pas penser pendant toute la lecture aux jeunesse embrigadées par le Führer ou le Duce…
(3) Au vu de l’écriture de Kay Dick, je doute que l’utilisation d’un point de vue masculin ait au passage vraiment changé quelque chose.
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le 10 juin 2023
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