Ces dernières années, l'actualité éditoriale de travaux et essais critiques de l'écologie politique est particulièrement riche. Après le très théorique Écofascismes d'Antoine Dubiau publié en 2022, qui structurait un ensemble de réflexions et d'analyses portant sur les formes d'"écologisation du fascisme" et de "fascisation de l'écologie", à rebours des croyances et convictions naïves d'une écologie irénique - qui peut se retrouver dans le discours de promoteur·ice·s de discours écologistes comme le journaliste Hugo Clément (https://www.leparisien.fr/environnement/je-le-referais-sans-hesiter-hugo-clement-justifie-sa-participation-a-la-soiree-de-valeurs-actuelles-14-04-2023-MY54KGRE35HQLIOZPRBT4D6PRM.php) -, la question du travail, de la production et de la subsistance est au centre de l'ouvrage de Vincent Rigoulet et de Alexandra Bidet dans Vivre sans produire, ainsi que dans l'essai de Paul Guillibert, tous deux publiés lors de l'été 2023. Si le premier des deux interpelle les "penseurs du vivant" pour leur inconsistance face à la nécessité de l'organisation de la production, à sa réalisation, aux moyens de subsistance, le second entreprend tant un examen des conditions socio-historiques de l'exploitation et de la destruction des formes du vivant telles qu'elles sont connues aujourd'hui, sans la rabattre entièrement à l'émergence du régime capitaliste de production, qu'une vaste réflexion sur la nature du travail, sa distinction vis-à-vis d'autres activités, ainsi que de la subsistance. Il porte une grande attention aux différentes formes que le travail peut prendre, s'interroge sur la diversité des sujets non-humains (animaux, organismes cellulaires végétaux, etc) qui peuvent le réaliser ou non, alors que les détenteurs de capital s'efforcent d'étendre l'exploitation de la vie des êtres vivants. Ces réflexions s'inscrivent toutes dans le problème qu'il formule et tente de dénouer : comment les luttes écologistes et les luttes partant du travail (salarié, principalement) peuvent-elles se rejoindre et trouver une forme d'expression mobilisatrice au-delà des militant·e·s au profil socialement situé et restreint ?
Les discours écologistes et les principaux courants se revendiquant de l'écologie politique oscillent en effet entre des appels moraux, des luttes portant sur le territoire pour préserver les communs ou pour protéger des zones résidentielles de projets industriels, des stratégies de changement de soi portant fortement sur la consommation (notamment au sein de l'espace domestique) et de dénonciation du désintérêt des élites politiques et économiques pour le destin commun des vivants face au changement climatique et à la destruction du vivant. Comme le met en évidence l'auteur et comme les militant·e·s partageant tant une sensibilité marxisante/anarchiste et écologiste le constatent fréquemment, une lutte portée par les travailleur·se·s contre les dangers de l'activité industrielle pour l'environnement et pour transformer les secteurs d'activité manque encore. Ce chaînon manquant se retrouve par une analyse serrée de la place qu'occupe le travail dans le régime capitaliste, ce dernier exerçant une emprise croissante sur les vivants et sur les conditions de leur reproduction. Ce programme assez ambitieux, s'appuyant sur une vaste littérature de sciences sociales, est enthousiasmant, car il invite à sortir du seul rapport que chacun·e peut entretenir avec la marchandise dans ses choix de consommation, ainsi que des alternatives de "sortie de la société" pour fonder des utopies locales préservées (partiellement, tant bien que mal), des effets écocidaires des activités industrielles. Il autorise également à envisager un front plus large de mobilisation que celui des militant·e·s défendant les communs et les différents espaces menacés par les grands projets menés de front par l’État et les forces privées, en ce qu'il pourrait s'enraciner davantage dans l'expérience vécue au travail, où tant le rapport hiérarchique que les pratiques pourraient se transformer.
Le propos s'organise en trois grandes sections : une première consacrée à une "géohistoire des destructions de la nature", qui entend non seulement contredire le récit de la responsabilité humaine essentialisée en dehors des structures productives (par l'avènement de la "technique"), mais également complexifier l'analyse marxiste portant le capital comme (unique) responsable. Il rappelle par exemple que ce ne sont pas les avantages techniques et productifs de l'usage du charbon comme source d'énergie sur les forces dites naturelles (forces éoliennes et hydrauliques grâce au moulin) qui ont constitué la principale raison de son choix massif par les industriels lors du début du XIXème siècle. En réalité, ce sont surtout les avantages politiques de contrôle de la main d'oeuvre et de rupture de collectifs constitués qui ont intéressé les propriétaires des moyens de production.
La seconde porte sur le rapport entre l'écologie politique et le travail, en montrant comment le capital exploite et met au travail les différentes formes de vivants. Cette partie est centrale pour participer à la redéfinition de l'écologie politique et à clarifier le statut du travail, des animaux et du vivant dans les pensées écologistes. La responsabilité du capitalisme dans la destruction du vivant et l'appropriation des ressources et relations naturelles est souvent résumée par sa dynamique essentielle pour son extension de l'extractivisme et du productivisme. Mais l'auteur insiste sur le "rôle des agents non-humains" dans la réalisation des ressources et richesses extraites par le capital. Se pose alors la question du travail du vivant (au-delà de l'humain) dont le capital profite, et par conséquent celle de la nature du travail.
Enfin, Guillibert propose dans la dernière section du livre des pistes pour la constitution d'un "prolétariat des vivants", en pointant les matrices communes de domination, mais aussi en suggérant des pistes de jonctions entre les luttes du travail, luttes des minorisé·e·s et luttes environnementales/défenseuses du vivant.
Si l'ensemble est plutôt cohérent et robuste, j'ai personnellement été très stimulé et conquis par l'analyse de la mise au travail du vivant par le capital, construite dans la deuxième partie. Il y propose une réflexion approfondie et renouvelée de l'écologie et du vivant, en-dehors des traditions plus utilitaristes de l'anti-spécisme, suivant une approche plus matérialiste et bien moins idéaliste. Afin de pouvoir mieux comprendre comment le capital exploite les différentes formes de vie terrestres et marines, il s'attache à en distinguer les modalités selon les propriétés et relations entre les détenteurs du capital et ces espèces vivantes. Le capital peut ainsi parfois instrumentaliser des relations de biodiversité (comme la photosynthèse ou la pollinisation) ; les actions directes d'animaux sur la culture agraire, leur "force de travail" ; des parties du corps de ces animaux pour les utiliser comme intrants (industrie agroalimentaire ou cosmétique).
La dernière partie propose quelques exemples de mouvements de lutte de défense du travail dans des grandes industries durant lesquels des exigences environnementales et écologiques de moindre pollution (reliées à des revendications de reprise en main de l'appareil de production), comme illustrations pouvant inspirer une lutte sincèrement écosocialiste ou éco-communiste.
Néanmoins, j'ai été interpellé par un glissement dans la conclusion vers les propositions des mouvements autour de la figure de Houria Bouteldja (et donc du PIR ou de Paroles d'Honneur), alors que toutes les réflexions décoloniales et antiracistes qui ont été élaborées avant se sont appuyées sur des traditions intersectionnelles. Par ailleurs, la reprise des expressions de "beaufs" et de "barbares" (cf. le titre du dernier ouvrage de Bouteldja) au premier degré, pour imaginer un nouveau front commun, génère le risque d'une essentialisation de ces groupes, réduits aux stigmates respectivement opposés et fantasmés par ceux qui tentent de s'ériger en porte-parole de l'antiracisme politique français. Mais aussi d'oublier les perspectives d'émancipation des minorités de genre, les déclarations sur "l'allégeance communautaire" dans les cas de sexisme ou de violences et dominations de genre au sein des mouvements antiracistes ne rassurant pas.